Avant 2011, personne ou presque n’avait entendu parler de Manuel Araya. Parce qu’il avait travaillé dans l’ombre. Lui, à qui, en 1972, on avait proposé de devenir le chauffeur de Pablo Neruda. Et son garde du corps. Et l’homme à tout faire. Un honneur. Il savait qu’il devait prendre soin d’un grand homme, un prix Nobel de poésie fraîchement couronné, avait-il lu quelques-unes de ses douze mille pages de poésie? Ce qu’il n’ignorait à coup sûr pas, c’était que Neruda était sénateur, et aussi, qu’il avait brigué la présidence du Chili en 1970 – et s’était retiré au profit d’Allende, candidat de l’union de la gauche, ce dernier le nommant ambassadeur à Paris d’où il était revenu, en 1972 justement –, et surtout, qu’il était communiste. C’était d’ailleurs le parti qui avait confié à Araya la délicate tâche de veiller sur le poète. Ce que, ce dernier a fait, jusqu’à la fin, et bien au-delà.
Voilà donc que le 19 septembre 1973, huit jours après la mort d’Allende – était-ce un suicide ou un assassinat? –, Araya accompagne le poète à la clinique privée Santa Maria, un immeuble style Bauhaus, du côté de Providencia, la commune huppée de la capitale, jouxtant aujourd’hui Sanhattan, le quartier financier, un mot-valise mêlant Santiago à Manhattan et résumant à lui seul à quel veau d’or la bourgeoisie chilienne a toujours voué son culte.
Mais Araya était sur le qui-vive, ce jour-là. Les escadrons de la mort, les militaires et la police quadrillaient Santiago et enlevaient, emprisonnaient et faisaient disparaître à tour de bras. La résidence de Neruda, à Isla Negra, à cent vingt kilomètres de la capitale, située en bordure de l’océan Pacifique, était surveillée vingt-quatre sur vingt-quatre. Un bateau militaire avait pris position au large. Des soldats avaient encerclé la villa du poète. Neruda songeait à s’enfuir, à s’exiler au Mexique qui lui ouvrait ses bras, bien des années plus tôt il y avait été ambassadeur. Le départ était prévu pour le 24 septembre.
Neruda allait pourtant bien
Deux jours auparavant, le poète, hospitalisé, avait chargé son chauffeur de s’occuper des valises, et récupérer une douzaine de livres essentiels qu’il voulait emmener à Mexico. „Lorsque nous partons de l’hôpital avec Matilde [Matilde Urrutia, la troisième et dernière épouse de Neruda], il va bien[1], dirait dans la suite Araya. Neruda souffrait d’un cancer de la prostate. Ses jours n’étaient cependant pas en danger. Le séjour à la clinique était, selon Araya, un leurre concocté par la famille pour exfiltrer le poète de sa villa, et ainsi faciliter la fuite.
Ce même 22 septembre, à peine arrivée à Isla Negra, Matilde reçoit un appel de la clinique, l’informant qu’on a fait une piqûre a son mari, qu’on lui a injecté on ne sait quoi. „Lorsque nous revenons à la clinique, poursuit Araya, Neruda est rouge, il me dit que tout son corps brûle.“ On veut alors se débarrasser de la présence encombrante du chauffeur, on l’envoie donc – „Pourquoi, alors que nous sommes à l’hôpital?“ – acheter un médicament. A la sortie de la clinique, il est cueilli par deux voitures et emmené au commissariat. Le lendemain, Neruda décède, officiellement en état de grande faiblesse, mais la presse, à la botte du régime, relaie plutôt la thèse d’une infection urinaire. L’histoire pourrait s’arrêter là.
Dès le départ, Araya ne croit pas à une mort naturelle, il est convaincu que le régime a tué le poète. Mais qui veut l’écouter à l’époque ? Cela paraît impensable: même une dictature ne touche pas à un tel monument. Araya n’en démord pas. Il retrouve la trace du médecin, Sergio Draper, qui avait prétendu avoir fait l’injection. Et dans les bras duquel Neruda avait rendu son dernier souffle. Mais quand Draper, plus tard, sera appelé à témoigner, il mentira, il prétendra qu’il ne se trouvait pas à l’hôpital le jour de la piqûre.
Une exhumation en 2013
Les soupçons du chauffeur enflent. Le parti communiste chilien s’en mêle, la famille aussi, les Reyes – le vrai nom de Neruda était Ricardo Eliécer Neftalí Reyes Basoalto –, et ils obtiennent qu’une enquête soit enfin ouverte, en … 2011. Elle aboutira, deux ans plus tard, à l’exhumation du cadavre du poète. Et à une autopsie. Mais aucune preuve d’empoisonnement ne sera apportée. Pas cette fois-là. Ni Araya ni les Reyes ne lâchent cependant prise, et en 2017 de nouveaux tests permettent de mettre en évidence que la mort n’est pas due au cancer de la prostate. Les seize scientifiques internationaux qui ont scruté les restes du poète se disent „ convaincus à 100% que le certificat de décès du poète ne reflète pas la réalité“. Ne viennent-ils pas de découvrir qu’une bactérie mortelle, le clostridium botulinum, se trouvait dans le squelette du défunt? La mort de Neruda devient alors un thriller politique.
Mais qu’est-ce donc que le clostridium botulinum? La bactérie produit des toxines botuliques mortelles, qui peuvent bloquer les fonctions nerveuses et entraîner des paralysies respiratoires et musculaires. D’où la rougeur du corps de Neruda? On sait aujourd’hui que le régime de Pinochet non seulement en produisait, mais que cette bactérie lui a servi à liquider des opposants. „La redoutable agence de renseignement, DINA, créée par Pinochet“, écrivait Le Monde le 2 février 2019, „avait embauché un biochimiste chilien, Eugène Berrios, concepteur de poisons sophistiqués. Il a fui le Chili en 1991 pour se réfugier en Uruguay, où il a été mystérieusement assassiné en 1995.“ Des laboratoires indépendants chiliens, canadiens et danois ont confirmé que le clostridium botulinum était présent dans le corps de Neruda. Trace en a été trouvée sur une de ses molaires.
Et même si le rapport définitif de l’expertise ne sera rendu public que ces jours-ci, à la mi-mars nous promet-on, le neveu de Neruda, Alfonso Reyes, qui l’a eu en partie sous les yeux, a confié, le 14 février dernier au quotidien mexicain La Jornada que „ ça veut dire qu’il a été assassiné“. „Ils ne voulaient pas qu’il quitte le pays, et pour cela, ils l’ont tué“, ne cessera de répéter Manuel Araya, le chauffeur du poète. Il a vu juste, dès le début.
Le précédent Eduardo Frei
Entre temps a été élucidée également la mort suspecte d’Eduardo Frei, le prédécesseur d’Allende à la présidence du Chili, mort lui aussi, mais en 1982, à la clinique Santa Maria. Souffrant d’une hernie, il devait subir une opération. Une intervention qui s’était déroulée sans accrocs, mais quelques jours plus tard, sa santé s’est brusquement détériorée. Là aussi, les autorités ont conclu à une mort naturelle. On a appris récemment, après l’arrestation et la condamnation de plusieurs médecins qui s’étaient occupés de lui, que c’est la CNI, la police politique de Pinochet, qui l’a empoisonné. Frei n’était pas communiste. Il était démocrate-chrétien et avait soutenu Pinochet, avant de, déçu, prendre ses distances.
Ainsi travaillent les dictateurs, partout et de tout temps. Pablo Neruda et Eduardo Frei sont tous deux morts empoisonnés. Le démocrate-chrétien parce qu’il aurait pu, aux yeux de la bourgeoisie effrayée, représenter une alternative soft à la dictature; le poète parce que, depuis Mexico, sa célébrité aurait fait de lui un catalyseur dangereux de la lutte contre la dictature.
[1] Le quotidien français „L’Humanité“ a recueilli ses propos le 23 février 2013, au cinquantième anniversaire de la mort du poète.
Sur l’auteur
Jean Portante est écrivain. Toutes les deux semaines, il commente, dans son „Monde immonde“, l’actualité avec un regard lucide et acerbe.

De Maart
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