L’histoire du temps présentL’anniversaire gâché

L’histoire du temps présent / L’anniversaire gâché
Dudelange en 1941 Photo: archives Editpress

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Il y a précisément 80 ans, les autorités d’occupation allemandes célébraient le premier anniversaire de l’invasion du Luxembourg – ou plutôt, de leur point de vue, de sa libération et de son retour définitif dans le Reich. Ces festivités furent cependant troublées par un événement aussi extraordinaire qu’inattendu: la capture par les Britanniques de Rudolf Hess, l’un des plus anciens et des plus proches collaborateurs de Hitler.

Le 10 mai 1941, jour anniversaire de l’invasion du Luxembourg, une grande cérémonie eut lieu au cimetière militaire allemand de Clausen, en présence des représentants de l’administration civile, de la Wehrmacht et de la VdB. Prenant la parole, le Gauleiter Gustav Simon rappela que près de 450 soldats allemands avaient été tués sur le sol luxembourgeois l’année précédente et que 185 d’entre eux étaient enterrés en ce lieu. Le sang qu’ils avaient versé avait renouvelé l’alliance entre le Luxembourg et l’Allemagne et celle-ci, assura-t-il, était destinée à durer à tout jamais.

Cette commémoration qui avait eu lieu en plein weekend, fit bien entendu la une de la presse luxembourgeoise mise au pas, le lundi suivant. Dans son édition du 12 mai l’Escher Tageblatt lui consacra ainsi un article qui s’étalait sur près de deux pages. Aucune trace en revanche d’un événement qui avait eu lieu au même moment et dont l’annonce allait ébranler le Reich. Rudolf Hess, l’un des dignitaires nazis les plus influents, avait été capturé en Ecosse, dans la nuit du samedi au dimanche.

Le dauphin du Führer

Rudolf Hess n’était pas n’importe qui. Compagnon de la première heure d’Adolf Hitler, il avait partagé sa cellule après le putsch raté de 1923 et l’avait assisté dans la rédaction de „Mein Kampf“. Lorsque les nazis étaient arrivés au pouvoir, Hitler avait fait de lui son Stellvertreter au sein du parti. A cette époque, le Führer le présentait comme le troisième personnage du régime, après lui et Göring, et même comme son dauphin. Si, après le début de la guerre, Hess avait été quelque peu éclipsé par les chefs militaires, il restait tout de même un personnage considérable du régime.

Le 10 mai 1941, cet ancien pilote de la Première Guerre mondiale prit lui-même les commandes d’un avion pour se rendre en Grande-Bretagne. Partisan d’une paix séparée avec celle-ci, il comptait vraisemblablement engager des pourparlers avec des personnalités britanniques. La question de savoir si cette mission avait l’aval de Hitler est encore débattue aujourd’hui. Quoi qu’il en soit, elle tourna au fiasco. Forcé de s’éjecter de son avion au-dessus de l’Ecosse, il sauta en parachute mais se blessa en touchant le sol. Capturé peu après, il fut placé au secret.

Ce n’est que dans la soirée du lundi 12 mai 1941 que le parti nazi finit par rendre la nouvelle publique. Son communiqué, publié le lendemain dans la presse, annonçait que Hess, malade depuis des années, avait disparu en vol alors même que Hitler lui avait interdit de piloter. Le lendemain, une dépêche annonçant la résolution de l’affaire Hess présenta ce dernier comme un homme idéaliste mais déséquilibré, parti de sa propre initiative pour proposer à l’ennemi une paix chimérique. Le sujet ne fut plus évoqué par la suite.

L’inquiétude du régime nazi

Le Sicherheitsdienst avait d’emblée pris l’événement très au sérieux et observé de près la manière dont il était reçu par la population. Le SD n’était pas un service de police ordinaire – premièrement parce qu’il n’était pas un service de police à proprement parler, mais le service de renseignement de la SS, ensuite, parce que son rôle n’était pas de réprimer le crime mais de l’anticiper.

Ses agents qui, pour la plupart, avaient fait des études universitaires se percevaient comme des ingénieurs sociaux au service de l’Etat national-socialiste. Leurs missions étaient d’analyser l’état et l’évolution de l’opinion publique, d’identifier et de catégoriser les signaux de mécontentement, de détecter et d’analyser les opposants au régime. Il s’agissait-là de tâches essentielles dans un Etat où, faute de liberté d’expression, l’opinion réelle était le plus souvent dissimulée.

Or, l’escapade de Hess était précisément l’un de ces incidents dont le pouvoir nazi cherchait d’une part à reprendre en main le récit et d’autre part à évaluer l’impact, potentiellement dangereux pour sa propre stabilité. Toutes les antennes du SD furent mises en alerte. Celle opérant au Luxembourg, qui se contentait généralement de scruter la population autochtone, élargit cette fois-ci son enquête aux fonctionnaires et aux soldats allemands. C’est dire si l’inquiétude du régime était grande.

Une crédibilité mise à mal

Dans un premier rapport, daté du 13 mai 1941, le SD signala que la nouvelle s’était répandue „comme une traînée de poudre“ („wie ein Lauffeuer“). Dès les premières heures de la journée, les habitants de la ville de Luxembourg étaient au courant des moindres détails de l’affaire, notamment de la blessure que Hess s’était faite en sautant en parachute. L’auteur du rapport attribuait ces connaissances à une forte écoute de la BBC.

Il releva ensuite que le geste de Hess était interprété comme l’aveu implicite qu’il ne croyait plus en une victoire militaire de l’Allemagne et que, dans ce contexte, l’URSS ne tarderait pas à entrer en guerre aux côtés de l’Angleterre. Dans les régions rurales, en pleine période d’Octave, les mésaventures de Hess étaient même interprétées comme une punition infligée à l’Allemagne par la Sainte Vierge. Cela dit, même si toutes ces réactions lui semblaient inquiétantes, l’auteur du rapport était peut-être encore plus préoccupé par celles des partisans luxembourgeois du Troisième Reich:

„Die stimmungsmässige Auswirkung auf die Angehörigen der VdB ist unterschiedlich. Ein Teil der Amtsträger der VdB, z.B. Block- und Zellenleiter, hat den Wunsch geäussert, seine Ämter niederzulegen, ,da die Leute ihnen auf die Köpfe spucken würden‘. Viele Mitglieder der VdB sind in ihrer Haltung unsicher geworden. Ein anderer Teil der Mitglieder dieser Bewegung bezeichnet Rudolf Hess als Verräter und hält ihn für unwürdig, jemals ein Parteigenosse gewesen zu sein. […] Die Haltung der Mitglieder der VB ist insofern einheitlich, als die Allerwenigsten an die Richtigkeit der Parteiamtlichen Verlautbarungen glauben.“

Silence et murmures

La semaine suivante l’intérêt du public luxembourgeois pour l’affaire Hess n’était pas retombé, nonobstant le silence assourdissant de la presse. Le choix du régime nazi de ne plus du tout communiquer sur le sujet fut peut-être même contreproductif, contribuant à la diffusion de rumeurs qui, à en croire le rapport du SD du 20 mai 1941, pullulaient. Nombre d’entre elles concernaient le professeur Damien Kratzenberg, le chef (nominal) de la VdB, à propos duquel il se disait qu’il avait été abattu à Bruxelles, enlevé par un commando britannique, qu’il s’était enfui à l’étranger ou qu’il s’était suicidé.

Des bruits selon lesquels Himmler avait été fusillé après avoir tenté de fuir l’Allemagne circulaient également. Il se murmurait aussi que les agents de la Gestapo seraient bientôt renvoyés dans le Reich, où il y avait suffisamment à faire. Quant à Hess, certains affirmaient qu’il s’apprêtait à lancer un appel au peuple allemand sur les ondes de la BBC. Ces bruits étaient l’expression d’aspirations profondes:

„Der Fall Hess hat die Stimmung im Lande sichtlich verschlechtert. Zwar sind die Fälle, in denen die deutschfeindlichen Luxemburger mit ihren Äusserungen offen an den Tag treten, in denen sie die Luxemburger, die das VdB-Abzeichen tragen, öffentlich beschimpfen usw., nur vereinzelt. Die wahre Stimmung der Luxemburger ist aber z.B. daraus zu ersehen, dass Frauen, bevor sie das Geschäft betreten, ihre Abzeichen abnehmen, weil sie glauben, ohne Abzeichen besser einkaufen zu können. So sollen Geflügel und sonstige Waren lediglich an solche Luxemburger, die kein Abzeichen tragen, verkauft worden sein. Die Einstellung dieser Luxemburger wird auch darin erkennbar, dass sie häufig nach wie vor in Franken rechnen, dass sie sich vielfach der französischen Sprache bedienen und dass sie es in der Mehrzahl systematisch ablehnen, den Deutschen Gruss zu gebrauchen.“

Presque un an jour pour jour après l’invasion, l’affaire Hess démontrait aux autorités allemandes à quel point l’assise du régime nazi était fragile au Luxembourg. L’opposition frontale restait un phénomène exceptionnel mais il se murmurait désormais que le Troisième Reich n’était pas invulnérable et qu’il craignait désormais une guerre sur deux fronts – raison pour laquelle Hess avait voulu négocier avec les Britanniques. Les événements ultérieurs allaient à la fois confirmer cette analyse et éclipser l’escapade du dauphin du Führer.