Un monde immondeLa tragédie de l’éboueur aux temps de l’indifférence

Un monde immonde / La tragédie de l’éboueur aux temps de l’indifférence
Des employés municipaux utilisent une pelleteuse mobile pour ramasser les ordures sur un trottoir à Paris Photo: AFP

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L’éboueur est un „rien“ quand il fait bien son travail. Quand sa main ramasse nos immondices que par tonnes nous déposons sur nos trottoirs. Mais il suffit, qu’un jour, il se révolte, pour que tout le monde se rende compte du tout qu’est ce „rien“ là.

Je regarde par la fenêtre ce matin, c’est dimanche. La montagne de déchets – poubelles vertes débordantes, sacs noirs éventrés, détritus éparpillés, cartons de toutes sortes, matelas, planches – n’est plus là. Partie aussi l’odeur nauséabonde. Des mains anonymes l’ont emportée au petit matin je ne sais où. Je balaie du regard la rue, tous les trottoirs sont propres. Les éboueurs ont mis fin à leur grève. Je ne peux retenir un soupir de soulagement. Et m’en repens aussitôt. Que s’est-il passé ?

Hier encore, il y avait plus de dix mille tonnes d’ordures entassées dans les quartiers de Paris, le poids de la tour Eiffel, m’a-t-on dit. Ce matin pas un gramme. „Retour progressif à la normale“ titreront sans doute les journaux demain. Ils le diront comme si une bataille avait été gagnée. Or c’est une guerre que nous recommençons à perdre. Et les premières victimes en seront de nouveau, et sans cesse, toutes et tous ces „rien“ qui, dans l’invisibilité la plus absolue, nous rendent les plus grands services, mais ne subissent, dans l’ombre, qu’indifférence et mépris.

Résonne alors dans ma tête une phrase du président Macron, prononcée le 29 juin 2017, lors d’un salon de start-up, les stars du moment. Comme l’événement était organisé près de la gare d’Austerlitz, une métaphore s’est glissée dans son discours. „Une gare, c’est un lieu où l’on croise des gens qui réussissent et des gens qui ne sont rien.“ Un manichéisme trahissant toute sa pensée. Et le dédain qui la colonise. N’a-t-il pas répondu, ce même président, l’année suivante, à un jeune chômeur – un autre „rien“ donc – que pour trouver du travail, il n’avait qu’à „traverser la rue“. Un an plus tard, ce jeune chômeur, un horticulteur, retrouvé par un journaliste, avait traversé maintes rues, mais de boulot, il n’en avait point trouvé.

C’est le sort des „rien“. Ils ne sortent de l’anonymat que quand ils se rebiffent. Qui parlerait du jeune horticulteur, s’il n’avait pas osé s’adresser au président? Et qui parlerait de l’éboueur si, se mettant en grève, il ne cessait pas de ramasser nos ordures. Voilà l’étau de sa tragédie. Quand les trottoirs sont nickel après son passage, il n’est „rien“. Un „rien“ qui passe inaperçu. Un „rien“ qui se casse le dos, inhale nos poisons, met les mains dans la nasse, mais personne ne le salue, personne ne lui adresse un sourire. On se contente de lui verser un salaire de misère. S’il a, en France, moins de vingt-cinq ans, il gagnera 1.339 euros – bruts bien entendu – par mois. En moyenne, dans sa vie, sa paie oscillera, si tout va bien, autour de 1.600 euros. Pas assez pour vivre, trop pour mourir, comme on dit.

Telle est la valeur, dans nos sociétés, du travail de ces mains invisibles qui, dans l’indifférence générale, nous permettent de vivre salubrement nos vies. Visibles, elles ne le deviennent que quand la goutte de trop fait déborder la vase de la détresse. La goutte de trop ça a été, cette fois-ci, la magouille avec les retraites, orchestrée par ce même président pour qui la majorité des gens ne sont que des „rien“. Je dis magouille, parce que le mensonge a été à tous les niveaux. Même à celui de la démocratie.

Tel un empereur doté de tous les pouvoirs

Une magouille doublée d’un diktat. Comme il savait que sa loi n’allait pas passer au parlement, il a, le président, contre l’avis de tout le monde, y compris ses propres députés, et sa propre première ministre, sans parler des trois quarts des Françaises et des Français, et les millions qui sont descendus dans la rue, esquivé éhontément le vote à l’Assemblée nationale. Pour organiser, depuis le palais de l’Elysée, tel un empereur doté de tous les pouvoirs, un hold-up sur la vie des gens. Un vol de temps. Un vol généralisé, y compris pour celles et ceux qui, déshérités dès le départ, les „rien“ donc, ont commencé à travailler à 15 ou 16 ans.

C’est le cas de beaucoup d’éboueurs. Voilà qu’on leur vole des mois, voire des années de repos, alors que, déjà dans le régime de pensions actuel, ils n’en peuvent mais. Et la nouvelle loi ne reconnaît même plus ce que par euphémisme on appelle la „pénibilité“ de leur métier. Une gifle supplémentaire. Jusqu’ici un éboueur pouvait partir à la retraite à 57 ans, la nouvelle loi peut le forcer à rester jusqu’à 64 derrière sa benne. Lui, dont l’espérance de vie est réduite de sept ans, disent les statistiques.

Alors, parce que trop c’est trop, ils ont dit non, les éboueurs. Et sont sortis de l’anonymat. Voilà que ces „rien“ sont devenus des „quelque chose“, des „quelqu’un“ plutôt. Il leur a suffi de hausser le ton. Ils ont ainsi pu mesurer leur force. Et le prince de l’Elysée, ajoutant du mépris au mépris, n’a eu pour toute réponse à leur cri de désespoir que des pelotons de CRS allant tabasser leurs rêves.

Des policiers qui eux, pourront, bien entendu, prendre leur retraite bien plus tôt. „On ne va pas courir après des jeunes de 20 ans qui galopent quand on aura dépassé les 50 ans“, a dit, il y a quelques mois, un porte-parole d’un de leurs syndicats. Et il a jouté: „Un flic, à 55 ans, est usé après avoir été sur le terrain toute sa vie.“ Peut-être. Mais avant cela, il se sera fait une joie de donner de la matraque à ces „rien“ qui, eux, sont bien plus usés encore, après avoir été sur le terrain toute leur vie …