V13 d’Emmanuel CarrèreLa terreur à la barre

V13 d’Emmanuel Carrère / La terreur à la barre
Dans „V13“, Emmanuel Carrère rend compte d’un procès historique à bien des égards Photo: Olivier Dion

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Emmanuel Carrère a suivi durant neuf mois le procès des attentats du 13 novembre. Il en a d’abord livré une chronique hebdomadaire au magazine L’Obs. Sa version augmentée offre une traversée passionnante et personnelle d’un procès singulier.

À l’automne 2020, à la sortie du très personnel „Yoga“, Emmanuel Carrère a des envies de terrain. Il s’en épanche à L’Obs, magazine dans lequel il a par le passé publié quelques longs reportages et pour lequel il avait suivi en 1996 l’affaire Romand à la Cour d’assises. Le double jeu de Jean-Claude Romand, faux médecin qui avait menti toute sa vie sur son parcours et qui, au moment où le subterfuge allait être dévoilé, a décidé de liquider sa famille, n’était-ce pas déjà une forme de „taqiya“, cet art de la dissimulation élevée en discipline dans le monde jihadiste. C’est notamment avec cette idée en tête qu’au début de l’année 2021, la rédaction en chef pense à l’écrivain quand se profile le procès des attentats du 13 novembre 2015.

L’auteur du „Royaume“, dans lequel il enquêtait sur la naissance du christianisme, est séduit par l’idée tant il est intéressé par la frontière entre foi et pathologie. Il a aussi l’intuition que parler de vie et de mort pendant neuf mois va bouger quelque chose en chacune des personnes qui suivront le procès. Il en fera la chronique en publiant chaque jeudi un texte de 7.800 signes. Le suivi du procès de Jean-Claude Romand avait fourni matière à „L’adversaire“ (2000). La chronique du procès des attentats du 13 novembre 2015 est devenue „V13“, du nom de code de ce procès, pour lequel Emmanuel Carrère a introduit de nouveaux éléments qui composent environ un tiers du livre. 

„Absence de préjugé“

„V13“ est donc la traversée d’un procès historique en compagnie d’un écrivain qui „entre facilement dans les raisons d’autrui, ce qui est à la fois une qualité – l’absence de préjugé – et un défaut – le risque d’être une girouette“. Rapidement, l’écrivain sait qu’il assistera à la totalité du procès, regagnant avec entrain un banc mal commode dans la box créée dans le palais de justice de l’île de la Cité à Paris. „Je savais, nous savions que nous étions en train de vivre, ensemble, tout autre chose qu’un machin vertueux pour l’Histoire, le happening judiciaire pharaonique et vain qu’on avait de bonnes raisons de craindre au début. Toute autre chose: une expérience unique d’effroi, de pitié, de proximité, de présence.“

Ce procès cathartique promet d’être long, car tout est pensé pour qu’il soit un grand exercice d’empathie collective envers et parmi les centaines de victimes, blessés ou proches de disparus, qui entendent venir partager leurs traumatismes et leurs espoirs. Carrère dépeint „la beauté d’un récit collectif“ mais qui a aussi „la cruauté d’un casting“, quand avec la répétition et le manque d’éloquence, les témoignages deviennent lassants. Il faut choisir parmi les victimes comme les avocats qui vaut la peine d’être cité.

L’écrivain sexagénaire s’identifie aux parents. Nadia, mère de Loumia assassinée sur une terrasse de son quartier où elle buvait un verre en amoureux. Cette professeure d’arabe se demande comment ces jeunes gens ont pu devenir des jihadistes, eux qu’on avait un jour emmenés par la main à l’école. Emmanuel Carrère observe le pouvoir des mots. Et ceux de Nadia ont fendu l’armure de certains des quatorze accusés. „Non seulement ils ont écouté, mais ils réfléchissent“, lui révèle un de leurs avocats. Carrère s’identifie aussi à Georges Salines, un médecin qui a perdu sa fille Lola au Bataclan et se dit favorable au dialogue entre bourreaux et victimes, en citant Jankélévitch. Carrère se demande d’ailleurs ce qui est le pire: avoir un fils assassin ou une fille assassinée. Il imagine la situation d’Azdyne Amimour, père d’un kamikaze et coauteur d’un livre avec Georges Salines: „À la morgue, son corps ne sera plus un corps. Et les dernières images qui existent du petit garçon triste à qui il apportait ses cadeaux en se déguisant en père Noël, c’est la vidéo de revendication de l’État islamique où on le voit se marrer en décapitant un prisonnier.“

Chez les parties civiles, le slogan „Vous n’aurez pas ma haine“ l’a emporté. Il traduit la conviction que ce serait offrir la victoire aux terroristes que de sombrer dans les discours violents. „Ils combattent, mais contre personne, pour eux-mêmes, avec eux-mêmes, avec les autres.“ Cela tient à la sociologie des lieux que les terroristes avaient décidé de frapper, des bars et une salle de concert d’un quartier jeune et populaire de Paris. En fin d’ouvrage, alors que tout le monde se sépare et se demande s’ils vont se revoir en cette rentrée 2022 pour le procès des attentats de Nice, Emmanuel Carrère note avec pertinence que ce n’est sans doute pas le même état d’esprit d’ouverture qui y règnera – mais c’est la dureté de l’épreuve judiciaire plutôt que la qualité anticipée des débats qui le dissuade de rempiler.

Car il a fallu aussi se confronter aux accusés, lesquels ont pour point commun de n’avoir pas tué ce soir du 13 novembre. Le plus gros poisson est Salah Abdeslam, un homme difficile à cerner, qui lors de sa première déclaration désigne comme métier „combattant de l’Etat islamique“ – auquel le président répond „Moi je vois intérimaire“.  Son procès consistera à savoir les raisons pour lesquelles il n’a pas fait partie des tireurs et a désamorcé sa ceinture explosive. Emmanuel Carrère imagine qu’il ait pu le faire comme il le dit; par altruisme; tout à coup saisi de sa ressemblance avec ces jeunes gens heureux auquel il aurait dû enlever la vie devant un bar.

Entre deux mondes

Dans ses „Souvenirs de cour d’assises“, parus il y a plus d’un siècle, André Gide s’interrogeait sur la frontière entre voyous et honnêtes gens. Au cours du „V13“, on est loin d’une porosité. Il semble y avoir deux mondes: „nous, paisibles démocrates, honnêtes gens sur qui le V13 agit comme une machine à créer de la communauté, et eux dans le box, qui ne nous ressemblent pas, que nous ne comprenons pas“. La barrière existe, c’est peut-être „ce rideau derrière lequel se cache le néant, qui permet normalement de vivre tranquille“, décrit par l’avocate générale.

Et pourtant, ceux qui ont déchiré ce rideau sont absents, à commencer par le chef du réseau Abaoud dont Emmanuel Carrère s’étonnera qu’on n’ait pas pu mettre la main dessus sans le tuer quand il était dans un misérable „bosquet conspiratif“ sous l’autoroute. C’était avant qu’il ne trouve refuge dans un appartement de la rue Corbillon que le GIGN allait canarder au-delà de toute mesure. Les forces d’assaut allaient tuer le cerveau des attentats, mais aussi engendrer de nouvelles victimes, forcées au relogement et abandonnées par les pouvoirs publics. C’est le „lumpenproletariat des victimes“, les plus pauvres avant et les plus pauvres après. Certains sont venus témoigner à la barre avec leur français mal maîtrisé, dont une Serbe avec sa fille qui court partout et agace la Cour. „Si ç’avait été la petite fille d’une jeune femme blonde du Bataclan, tout le monde se serait attendri. Justice de classe, c’est l’évidence, et mieux vaut ne pas trop s’aventurer sur le terrain glissant du deux poids, deux mesures si on ne veut pas se poser la question que poserait un Vergès: nos 131 morts à nous, c’est un événement mondial, on en fait des procès historiques, des films, un livre comme celui-ci, alors que 131 Syriens ou Irakiens écrasés sous des bombes américaines (ou d’ailleurs par Bachar, ou d’ailleurs par Poutine), c’est une dépêche de l’AFP.“

Emmanuel Carrère songe souvent à la stratégie de la rupture si souvent employée par l’avocat de Klaus Barbie pour relativiser ses méfaits. Il réfléchit de nouveau à la notion ‚justice de classe’, quand les avocats généraux peinent à se mettre à la place de types assez limités que sont les trois seuls accusés qui comparaissent libres et auxquels ils veulent coller – réussiront à coller – l’étiquette „association de malfaiteurs terroriste“. Ils n’arrivent pas à imaginer qu’ils aient rendu aveuglément service à des gens de leur quartier sans avoir, ni chercher à savoir et encore moins à dénoncer, qu’ils n’aient pas eu les réflexes citoyens, mais aussi les réflexes de classe qui sont les leurs. „Le Code pénal a été inventé pour empêcher les pauvres de voler les riches et le code civil de permettre aux riches de voler les pauvres.“

Ces trois paumés seront les seuls à ne pas retourner en prison. Salah Abdeslam sortira du tribunal avec une prison à perpétuité aussi incompressible qu’incompréhensible („l’exemplarité au détriment du bon sens juridique“). Mais „ce n’est pas ce soir qu’on va lancer le hashtag jesuissalah“, écrit l’écrivain avant de décrire une soirée finale surréaliste où l’on fête un monde qui semble s’être remis à l’endroit.  

Infos

„V13“ d’Emmanuel Carrère, éditions P.O.L., 365 pages, 22 euros