Il y a cent ans: la journée de travail de huit heures

Il y a cent ans: la journée de travail de huit heures

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A l’heure où plusieurs gouvernements européens de droite, ceux d’Autriche et de Hongrie en tête, se sont mis à réorganiser le temps de travail à l’aune de la flexibilité; à l’heure où des représentants d’organisations patronales reviennent avec l’idée d’augmenter le temps de travail légal afin de „dynamiser“ la compétitivité de l’économie européenne sur les marchés internationaux; à l’heure enfin où la numérisation et la robotisation entraînent des pertes massives d’emploi si la durée de travail n’est pas significativement réduite sur un plan collectif, il n’est pas inutile de porter l’attention sur la réduction progressive du temps de travail dans la société luxembourgeoise et notamment sur l’introduction de la journée de travail de huit heures le 14 décembre 1918, il y a cent ans de cela.

De Jacques Maas

Au lendemain de l’Armistice du 11 novembre 1918, les attentes des classes populaires étaient à la mesure des privations endurées pendant quatre longues années de guerre et de régime d’occupation militaire allemand. Du temps de la guerre les conditions de vie et de travail des ouvriers s’étaient fortement dégradées, le processus politique de progrès social ayant subi un coup d’arrêt net. Il n’est donc pas étonnant de voir la crise sociale éclater au grand jour dès la fin des hostilités. Les rangs des syndicats ouvriers se renforçant puissamment depuis le printemps 1918, les leaders syndicaux ne tardèrent pas à mobiliser leurs troupes en vue de la réalisation des revendications essentielles du mouvement ouvrier.

La mobilisation ouvrière

Dans le droit sillage des journées révolutionnaires des 10-12 novembre, le syndicat des mineurs et des ouvriers de la sidérurgie du bassin minier (BHAV) adopta dès le 17 novembre un catalogue de revendications impératives qu’une délégation de mandataires allait présenter le lendemain au gouvernement d’union nationale présidé par le ministre d’Etat Emile Reuter. En tête des revendications figuraient la reconnaissance par le gouvernement et le patronat des délégations ouvrières élues par le personnel des usines et l’introduction de la journée de travail de huit heures. Cette dernière revendication comptait parmi les plus anciennes et les plus importantes revendications du mouvement ouvrier, tant sur le plan international que luxembourgeois. Jusqu’à la fin de la Première Guerre mondiale en effet, le règlement des heures de travail dans l’industrie lourde luxembourgeoise comportait généralement deux tours de service de douze heures, l’un pour l’équipe de jour de 6.00 à 18.00, l’autre pour l’équipe de nuit de 18.00 à 6.00 heures. L’ouvrier était le plus souvent obligé de prester en alternance une semaine le tour de travail de jour et puis la semaine suivante le tour de nuit, avec en sus l’obligation d’assurer chaque deuxième dimanche un tour de service de 24 heures d’affilée („de laangen Tour“). A l’occasion des manifestations du 1 er mai notamment, leaders syndicalistes et hommes politiques socialistes luxembourgeois réclamaient de manière récurrente l’introduction de la journée de travail de huit heures. Tout au début de 1918, le député socialiste Jos Thorn déposa une proposition de loi en ce sens qui demeura sans suite faute d’obtenir l’avis constitutionnel du Conseil d’Etat.

Dix mois plus tard, les rapports de force connaissent une évolution remarquable. Sous la pression sociale des syndicats, des conseils ouvriers et délégations d’usine, le gouvernement Reuter se montre prêt à lâcher du lest en annonçant à la mi-novembre son intention d’introduire à bref délai la journée de huit heures. S’inspirant sans aucun doute de l’accord intervenu précisément le 15 novembre en Allemagne entre le patronat et le mouvement syndical – accord stipulant e.a. l’introduction de la journée de huit heures – le gouvernement Reuter entame les 25 et 29 novembre 1918 des négociations avec les délégués syndicaux et les délégués du patronat de l’industrie lourde et des compagnies de chemins de fer, première tripartite du genre.

Le patronat au pied du mur

Les sources actuellement disponibles ne permettent pas à l’historien de se faire une opinion précise sur le déroulement de ces négociations. Mais au vu de certaines réactions manifestées ultérieurement, il semble bien que les représentants patronaux aient été pris au dépourvu et se soient alors trouvés acculés au pied du mur. L’introduction de la journée de huit heures ne pouvait, à leurs yeux, qu’être inopportune puisqu’elle risquait de léser les intérêts économiques du pays en hypothéquant la compétitivité des entreprises luxembourgeoises dans leurs relations futures avec les partenaires commerciaux français et belges. Notons que ni la France ni la Belgique n’avaient à ce moment-là réduit le temps de travail légal.

Pendant que se déroulaient les négociations avec le gouvernement, les ouvriers de l’industrie sidérurgique renforçaient le mouvement revendicatif à la base en préparant l’entrée en grève pour le cas où le gouvernement ne tiendrait pas promesse. Par endroits le personnel ouvrier décida de ne pas attendre davantage et tenta d’imposer une décision à l’immédiat. Tel fut notamment le cas à l’usine d’Esch-Belval, où la délégation ouvrière réussit à la fin novembre à amener le directeur Fritz Fischer à consentir à l’introduction de la journée de huit heures pour le 1er décembre suivant. De même aux ateliers métallurgiques Paul Wurth à Hollerich où le personnel ouvrier procéda le 12 décembre à l’élection d’une délégation chargée de remettre au patron de l’usine le catalogue de ses revendications en tête duquel figurait l’introduction de la journée de huit heures. Paul Wurth refusa de reconnaître la légitimité de la délégation élue et licencia sur-le-champ le président de la délégation Auguste Becker. A la suite de quoi le personnel ouvrier se solidarisa avec son chef de délégation et entra sans plus tarder en grève, le 14 décembre. Grâce à la médiation entreprise alors par l’inspecteur du travail Charles Eydt et par le secrétaire de la Commission syndicale Pierre Krier, l’industriel Paul Wurth fut amené au bout de deux jours à réintégrer l’ouvrier Auguste Becker et à concéder l’introduction de la journée de huit heures dans son entreprise.

En vertu des pouvoirs dictatoriaux que conférait la loi du 15 mars 1915 aux fins de sauvegarder les intérêts économiques du pays durant la guerre, le gouvernement Reuter décréta finalement le 14 décembre par arrêté grand-ducal l’introduction provisoire de la journée de huit heures, sans réduction de salaire et avec entrée en vigueur immédiate le lendemain 15 décembre 1918. Etaient dispensées de l’observation des dispositions sur la journée de huit heures les compagnies de chemins de fer, de même que les petites entreprises occupant moins de vingt ouvriers. Il convient de relever le caractère provisoire de la mesure gouvernementale qui allait perdurer longtemps au grand dam des syndicats, tout comme précisément le fait que le gouvernement préféra recourir à un pouvoir dictatorial pour faire adopter la mesure plutôt que de passer par la voie législative. C’est que le gouvernement Reuter était soumis à forte pression et devait compter avec l’opposition à la mesure envisagée de plusieurs membres du Conseil d’Etat proches des milieux patronaux.

Pour le patronat, l’introduction de la journée de huit heures sans diminution de salaire entraînait une dépense supplémentaire considérable qui grevait d’autant le prix de revient des produits. Ainsi fallait-il passer dorénavant au système des trois fois huit heures dans les unités de production à feu continu. Les réactions du patronat à la mesure gouvernementale furent parfois d’une rare violence. Ainsi celle de l’industriel Paul Wurth qui dans une lettre ouverte publiée le 15 décembre 1918 par le journal libéral Luxemburger Zeitung n’hésita pas à reprocher au ministre de l’Industrie et du Commerce en charge du dossier, Auguste Collart, d’avoir gravement nui à la prospérité économique du pays, et de l’accuser d’avoir „acheté“ le vote des députés du parti populaire proches du syndicat BHAV contre la promesse d’introduire la journée de huit heures, ceci aux fins de sauver la dynastie lors du vote parlementaire du 13 novembre 1918 sur la déchéance de la dynastie Nassau-Bragance. Estimant avoir été placés par le gouvernement devant le fait accompli, une cinquantaine de patrons issus pour la plupart de la petite et moyenne industrie se réunirent à l’initiative de Paul Wurth à Luxembourg-ville, le 19 décembre 1918, dans le but de se doter d’une organisation collective apte à défendre dorénavant les intérêts du patronat, la future Fédération des industriels (Fedil).

Le long combat pour la réduction du temps de travail

Malgré l’adoption de l’arrêté du 14 décembre 1918, bien des patrons se montraient réticents à appliquer la nouvelle réglementation du temps de travail ou bien ils avaient recours à des subterfuges pour mieux pouvoir la contourner, ainsi qu’il en ressort d’une interpellation parlementaire faite par le député Pierre Krier, le 7 mars 1919. Le député socialiste reprocha au gouvernement de ne faire preuve d’aucune initiative pour veiller à l’application générale de la réduction du temps de travail.

La France adopta la réglementation de la journée de huit heures le 23 avril 1919 et en juin 1921 c’était au tour de la Belgique de l’introduire. Il y a lieu de noter qu’à la suite de la Conférence de la Paix à Paris, en 1919, il fut procédé à la fondation de l’Organisation internationale du travail (OIT), laquelle adopta lors de sa première assemblée à Washington, le 22 novembre 1919, une convention internationale fixant la durée de la journée de travail à huit heures, ainsi que celle de la semaine de travail à quarante-huit heures. Le Luxembourg ne ratifia la convention de Washington qu’en 1928. Pourtant, jusqu’en plein milieu du XX e siècle, il était de notoriété que le Grand-Duché faisait partie de la demi-douzaine de pays à invoquer de manière récurrente les dispositions dérogatoires de la convention de Washington pour ne pas devoir appliquer de manière générale et constante la limitation de la semaine de travail à quarante-huit heures. Celle-ci ne s’imposa durablement qu’à partir de 1955 au prix d’efforts inlassables et soutenus de la part des organisations syndicales. Enfin, la réduction du temps de travail hebdomadaire à quarante heures fut introduite par la loi du 9 décembre 1970 avec application progressive jusqu’à la date butoir du 1er janvier 1975.

L’histoire de la réduction progressive du temps de travail dans la société luxembourgeoise englobe donc l’ensemble du siècle dernier. A l’échelle de cette longue durée, l’introduction de la journée de travail de huit heures, le 14 décembre 1918, ne fut pas le point d’aboutissement mais le point de départ d’un long combat pour la réduction légale du temps de travail. Les discussions menées à l’heure actuelle à propos de la flexibilisation du temps de travail montrent bien que sans garanties indispensables, la réduction légale du temps de travail des salariés risque à nouveau d’être mise en cause.