ThéâtreForêt de signes: „De Bësch“ est une expérience théâtrale immersive et interactive

Théâtre / Forêt de signes: „De Bësch“ est une expérience théâtrale immersive et interactive
Les différentes installations servent de points de repère pour le spectateur déboussolé (C) Boshua

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Bienvenue dans le désert du réel: „De Bësch“ est une expérience théâtrale immersive et interactive qui questionne la nature même de notre réalité. Réalisée par Anne Simon et Max Jacoby, cette quatrième production de la Volleksbühn confirme son exploration d’un théâtre différent, formellement enjoué – même si, côté contenu, on navigue en terrain (un peu trop) connu.

Point de rideaux qui se lèvent ni d’applaudissements finaux: „De Bësch“ ne peut pas se targuer de rompre avec le fameux quatrième mur puisqu’il n’y en a plus – en guise de mur, on ne trouve ici qu’un fouillis dense fait d’arbres, de brindilles qui craquent et d’installations lumineuses. Librement inspiré par des expériences théâtrales interactives comme „Sleep No More“, où le spectateur traversait les différents étages d’un hôtel, „De Bësch“, coproduit par plus ou moins l’ensemble des maisons culturelles du pays, a de quoi intriguer: avec ses messages envoyés au préalable aux spectateurs et son point de rassemblement en guise d’amuse-gueule (des navettes partent des différentes maisons des coproducteurs pour ramener le spectateur dans l’un des trois décors forestiers), la pièce fait déborder son cadre, floutant les frontières entre réalité et fiction avant même qu’on ne s’immerge dans sa narration. Car avec „De Bësch“, on est toujours déjà dans la fiction – cette fiction que, par consensus ou aveuglement, nous appelons le réel.

Avant de plonger dans la forêt, l’un des acteurs y donne accès, guidant les spectateurs, leur expliquant le cadre sémantique tout autant que les règles comportementales à observer: il se trouve que le monde tel que nous le connaissons est un leurre, un piège, un simulacre, et que la forêt qu’on s’apprête à explorer – seul, si possible – est le dernier refuge, dernier endroit véritablement réel, où se seraient réfugiés différents personnages, qu’on rencontrera donc au cours de cette libre déambulation – entre autres un scientifique qui parle d’Achille et de sa tortue (Denis Jousselin), une jeune femme qui fait l’apologie du simulacre (Jill Devresse, de retour dans un décor forestier après „Capitani“) ou encore un journaliste échevelé, à moitié parano, parti dans la forêt pour investiguer la nature du réel (Pitt Simon).

Il s’agit donc de retrouver, dans cet ultime refuge du réel, dans ce dernier endroit non recouvert par le simulacre, des indices à même de nous renseigner sur la nature même du réel et nous permettraient de comprendre pourquoi nous vivons tous dans un leurre. Cela rappelle évidemment „Matrix“, parti pour un reboot en décembre, et inspiré lui-même par les théories de Jean Baudrillard, et s’inscrit quelque peu dans la continuité de „Strangers“, une réécriture de „La invención de Morel“ de Bioy Casares mise en scène par Anne Simon au TNL en 2018.

Plongé dans une forêt alors que le jour décline et que l’avancement de la nuit baigne le flâneur – parce qu’on est ici flâneur plus que spectateur –, dans l’obscurité, l’on est appelé à se perdre, à vivre la pièce à sa guise, selon son propre rythme, suivant ou bien les acteurs qu’on croise en cours de route, ou alors explorant les différentes installations visuelles et sonores (l’on y rencontrera en outre un frigo contenant du lait et un portrait du chat de Schrödinger et un mini-dédale de miroirs visuellement très réussi).

Pitt Simon incarne un journaliste parti investiguer la nature même du réel
Pitt Simon incarne un journaliste parti investiguer la nature même du réel (C) boshua

Schrödinger, Baudrillard et des briques de lait

Il n’y a pas de narration préconçue: on est libre de suivre tel ou tel acteur ou actrice, dont la déambulation ne manquera pas de croiser le chemin de tel autre personnage dans une chorégraphie qui ne manque d’impressionner, puisqu’on se dit que malgré le caractère improvisé et déambulatoire de la chose, tout cela doit être chronométré à la minute – et cela dans un décor quand même assez vaste et changeant, puisqu’après ce weekend inaugural, ce seront les forêts de Belvaux et de Wahl qui serviront de décor scénique pour les prochaines représentations.

Les références sont multiples, qui puisent dans ce riche échantillonnage postmoderne de méfiance par rapport au réel, cette méfiance qui nous fait douter de ses manifestations et qui voit dans les signes du réel autant de duperies possibles. Comme l’a dit Brian McHale dans „Postmodernist Fiction“, la fiction postmoderne est toujours ontologique, parce qu’elle questionne sans cesse la nature même de la réalité. En cela, „De Bësch“ est férocement postmoderne.

L’on rencontrera donc, lors de ces déambulations, plus que des clins d’œil, des citations, extraits, pastiches et détournements des œuvres de Jean Baudrillard, de José Luis Borges et de Cervantès, qui avait, avec son „Don Quichotte“, crée le genre du roman tout en le dévoyant à l’instant, créant à la fois texte et métatexte, annonçant d’ores et déjà l’ère postmoderne. Cervantès oblige, la scène qui est dédiée à son célèbre Quichotte est donc foncièrement métatextuelle: Dominik Raneburger s’y dispute avec Pitt Simon pour des raisons contractuelles – alors qu’il resterait deux scènes à jouer, Pitt Simon déguerpit soudain, laissant Raneburger se démerder avec le public, qui improvise alors, ensemble avec le public, les derniers soubresauts d’une pièce où le métatexte sert aussi à questionner la validité de nos distinctions manichéennes entre fiction et réel, texte et réalité.

Après avoir investi une maison abandonnée et hanté Internet avec des versions Reader’s Digest de pièces classiques, la Volleksbühn continue à être porteuse d’un théâtre alternatif, loin des productions parfois poussiéreuses – mais néanmoins couronnées de prix il y a deux semaines – des maisons théâtrales du pays. Il est juste à regretter que la forme – déjantée, novatrice, réussie – l’emporte ici sur le contenu, où ça manque parfois un peu d’audace. Car celui qui s’intéresse un tant soit peu au postmodernisme et ses questionnements ontologiques sur le réel, naviguera ici dans un désert du réel fortement balisé et donc un peu trop connu.

Info

„De Bësch“, coproduit par la Volleksbühn, le Kinneksbond, le Centre culturel Mamer, le CAPE – Centre des arts pluriels Ettelbruck, la KUFA Esch, l’Aalt Stadhaus, Differdange, le Trifolion Echternach, le Kulturhaus Niederanven, le Prabbeli Wiltz, l’Artikuss Zolwer et le Mierscher Kulturhaus, sera encore joué le 1er, 2 et 3 octobre (au Gaalgebierg, Belval) et le 8, 9 et 10 octobre (au Kierbëchel Wahl). Plus d’infos sur www.volleksbuehn.lu.

Jill Devresse, qu’on a vu jouer dans „Capitani“, où la forêt était également un décor scénique important
Jill Devresse, qu’on a vu jouer dans „Capitani“, où la forêt était également un décor scénique important (C) boshua