L’histoire du temps présent„Do leeft et engem kal de Réck erof …“

L’histoire du temps présent / „Do leeft et engem kal de Réck erof …“
A chaque fois qu’une loi d’exception est votée, le spectre de la loi muselière revient hanter les esprits. Affiche du graphiste Raymond Mehlen (1914-1983) de 1936 soulignant les dangers de la loi pour le Luxembourg, sur l’arrière-fond de la dictature nazie en Allemagne à la même époque Source: Collection privée

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Si j’additionne toutes les heures que j’ai passées en tant qu’historien à fouiller en vain dans les fonds d’archives et dans les collections de presse, à la recherche de sources pertinentes pour mes travaux, cela fait un paquet. Chercher et chercher encore, sans rien trouver, ou si peu.

L’historien est donc d’autant plus content quand c’est le cas contraire qui se produit. Cela m’est arrivé à Bruxelles aux Archives générales du Royaume. Dans les dossiers généraux du fonds d’archives de la Police des étrangers, que j’avais consulté plus par curiosité, je suis tombé sur une référence au Luxembourg qui s’avéra être une analyse pertinente de sa politique intérieure. Dans une note du 23 décembre 1929, un haut fonctionnaire belge exprime son étonnement à son ministre de la Justice, au sujet de l’arrêté grand-ducal du 30 novembre 1929 du gouvernement Joseph Bech. Cet arrêté renforce les conditions à remplir par les salariés étrangers pour être admis à immigrer et à travailler au Luxembourg. Le fonctionnaire est très surpris car de telles mesures politiques, plus strictes qu’en Belgique, n’auraient pu être introduites dans le Royaume sans accord du parlement, sans passer par une loi.

Joseph Bech, comme ses prédécesseurs Pierre Prum et Emile Reuter avant lui, court-circuite en 1929 la Chambre des députés et le Conseil d’Etat en s’appuyant sur une loi d’exception de l’époque de la Première Guerre mondiale, la loi du 15 mars 1915 „conférant au Gouvernement les pouvoirs nécessaires aux fins de sauvegarder les intérêts économiques du pays durant la guerre“. Même si la guerre prend fin le 11 novembre 1918, les gouvernements luxembourgeois de l’après-guerre en ont fait usage des centaines de fois. La presse l’appela dès le début „loi dictatoriale“.

Ces derniers jours, on a rappelé à juste titre que la loi sur le prolongement de l’état de crise de trois mois se situe dans la continuité de la loi d’exception de 1915. D’après l’article 32.4 de la Constitution, la Chambre peut le décider avec une majorité des deux tiers. Ce paragraphe fut ajouté en 2004. Il remplace une loi qui permettait, dans le sillage de la loi de 1915, au Grand-Duc de „prendre en cas d’urgence, dûment constatée par lui, des règlements grand-ducaux, même dérogatoires à des dispositions légales existantes, ayant pour objet des mesures d’ordre économique et financier“. En 2017, après les attentats en France, ce paragraphe fut étendu non seulement aux cas de crise internationale, mais „de menaces réelles pour les intérêts vitaux de tout ou partie de la population ou de péril imminent résultant d’atteintes graves à la sécurité publique“.

Le lien avec 1915 et 1937

Une autre comparaison fut évidemement faite dans la presse, celle avec la loi muselière rejetée par la population luxembourgeoise à une courte majorité par le référendum du 6 juin 1937. Comme il fut affirmé de façon très réductrice que le gouvernement Bech voulait faire interdire le parti communiste par cette loi, permettez-moi premièrement de rappeler le contexte et l’enjeu du „Maulkuerfgesetz“ et de préciser le lien entre la loi dictatoriale de 1915 et la loi muselière de 1937.

Le 9 novembre 1933, le ministre d’Etat Joseph Bech annonce pour la première fois à la Chambre des Députés qu’il envisage de prendre des mesures contre le parti communiste. Mais, aspect non thématisé ces derniers jours, non seulement contre les communistes mais aussi contre la presse. Bech évoque un projet de loi „visant à protéger nos institutions et les hommes qui les représentent contre toute calomnie et diffamation dans la presse“. Il agit sur demande de Werner Freiherr von Ow-Wachendorf, ministre (ambassadeur) d’Allemagne au Grand-Duché de 1931 à 1934, qui est intervenu auprès de Bech dès mars 1933 pour se plaindre des articles du Escher Tageblatt (ET) contre le régime nazi en Allemagne et ensuite contre la Landesgruppe Luxemburg du NSDAP, fondée en juin 1933. C’est d’ailleurs Ow-Wachendorf qui propose le 24 mars l’interdiction du ET en Allemagne pour empêcher sa vente dans la région de Trèves, interdiction qui intervient le 4 avril 1933. Bech promet à Ow-Wachendorf de faire tout son possible pour protéger le représentant de l’Allemagne et la Landesgruppe contre les „diffamations“ de la presse luxembourgeoise. L’ironie de l’histoire veut que cette annonce du premier ministre soit faite dans le cadre d’une interpellation du député socialiste Hubert Clément, désireux de savoir ce que le gouvernement Bech, fort zélé en matière d’expulsion d’antifascistes allemands, comptait entreprendre contre les agissements de groupuscules nazis sur le territoire luxembourgeois.

Le même 9 novembre 1933, Bech annonce qu’il compte étendre le champ d’action de la loi d’exception de 1915. Lorsque le 30 janvier 1934, le parti ouvrier dépose une motion demandant l’abrogation de la loi de 1915, Bech menace que „si (la Chambre) a l’intention de toucher à la loi de 1915, cela ne pourra être le cas que pour attribuer au Gouvernement des pouvoirs spéciaux plus étendus que ceux que la loi lui donne actuellement“. Hubert Clement avait motivé ainsi la motion contre la loi de 1915: „En Autriche, en effet, une loi analogue a été utilisée récemment pour établir une dictature larvée.“

Les tentations et tentatives autoritaires du gouvernement Bech s’insèrent dans un contexte européen. Dans la plupart des pays européens, le soutien à l’extension du pouvoir exécutif s’explique par la volonté des élites de recréer la situation d’avant 1918 où les décisions politiques étaient prises par la bourgeoisie d’affaires, au lieu d’être freinées par un parlement où sont désormais représentés les intérêts des ouvriers et des petits paysans. Les projets luxembourgeois doivent être replacés dans ce cadre européen de remise en cause des formes et positions acquises par la démocratie parlementaire en Europe après 1918.

C’est ensuite un jugement de tribunal contre sa façon de gouverner en s’appuyant sur la loi dictatoriale de 1915 qui pousse Bech à passer à l’acte pour déposer son projet de loi muselière. Un jugement du tribunal correctionnel de Luxembourg du 22 octobre 1934 annule la condamnation d’une coiffeuse de nationalité française, qui ne remplissait pas les conditions de l’arrêté grand-ducal du 21 septembre 1932, soumettant l’établissement comme commerçant ou maître-artisan étranger à une autorisation gouvernementale. Cet arrêté a été pris par Bech, comme les autres qui concernent l’immigration, sur la base de la loi de 1915. Or, le tribunal déclare que cette loi de 1915 „a cessé ces effets“, que donc l’arrêté de 1932 „est nul et de nul effet“. Voilà ce qui pousse Bech à finaliser un projet de loi qu’il envisage depuis 1933 ou même avant.

Racines historiques d’un malaise

En novembre 1934, au même moment où le mandat du premier député communiste, Zénon Bernard, est invalidé, Joseph Bech fait rédiger par un juriste français, Joseph Barthélémy, une première version d’une loi qui étend le domaine d’application à la défense de l’ordre public au sens large et permet de court-circuiter tant le pouvoir législatif que le pouvoir judiciaire, avec tous les dangers de dérives autoritaires. Voici le titre: „Loi autorisant le gouvernement à prendre les mesures propres à réaliser le redressement économique et à protéger l’ordre public ainsi que l’indépendance du pays“. En décembre, le projet initial est divisé en deux et finalement transmis au Conseil d’Etat séparément, l’un comme projet de loi „fixant la compétence du pouvoir exécutif en matière économique“, le 17 décembre 1934, l’autre „pour la défense de l’ordre politique et social“, le 3 janvier 1935. Le premier mène à la loi du 10 mai 1935 fixant la compétence du pouvoir exécutif en matière économique. Le deuxième disparaît d’abord dans les tiroirs ministériaux jusque fin 1936.

Lorsque le projet réapparaît, il est intéressant de constater que Bech peut compter sur de nouveaux alliés. Les mêmes qui n’avaient cessé de lutter contre toute tentative autoritaire: le parti ouvrier et l’Escher Tageblatt. En novembre 1934, l’ET avait encore consacré la plupart de ses gros titres dans la manchette en première page au refus d’une loi donnant des pouvoirs spéciaux au gouvernement. 6 novembre 1934: „Wir wollen die tatsächliche Suprematie der verfassungsmäßigen Volkssouveränität. Wir brauchen keine autoritären Experimente (…)“. 12 novembre 1934: „Alle Diktaturen begannen mit einer Regiererei durch Vollmachtsbeschlüsse. Wir wollen kein neues Vollmachtgesetz, welche juristische Begründung man ihm auch gebe.“ 21 novembre 1934: „Die ‚Autoritätsregierung’ der Spezialvollmachten und ‚Kompetenzen’ hat in Belgien bloß ein Trümmerfeld hinterlassen. Wir danken für eine solche Staatsreform, für eine solche ‚Verwirklichung von Rechtsideen’.“ 6 décembre 1934: „Eine Staatsreform verlangt etwas ganz anderes als autoritäre Lösungen und die Stärkung der Exekutive. Sie verlangt die Ausgestaltung der politischen zur sozialen Demokratie.“

Le même Escher Tageblatt et le parti ouvrier de Pierre Krier se sont engagés à partir de 1935 dans une stratégie d’alliance avec le syndicat chrétien LCGB pour les conventions collectives dans la sidérurgie et avec le parti de la droite qui soutient le nouveau bourgmestre socialiste d’Esch, Hubert Clément, par ailleurs directeur du Escher Tageblatt. Voilà pourquoi ET et parti ouvrier refusent de participer au combat mené par la „Liga zur Verteidigung der Demokratie“, rassemblant notamment les libre-penseurs, la ligue des droits de l’homme, la Fédération générale des instituteurs luxembourgeois, les communistes et les jeunes libéraux. C’est seulement fin avril 1937, lorsque le parti ouvrier comprend que les libertés syndicales sont aussi menacées par le projet de loi muselière qu’il se joint à la lutte.

La loi sur la défense de l’ordre politique et social, la loi muselière, fut votée le 7 mai 1937, puis rejetée par le référendum du 6 juin 1937. Mais la loi d’exception de 1915 réapparut sous une autre forme en septembre 1938, en pleine crise des Sudètes, avec les socialistes dans un gouvernement avec le parti de la droite et les libéraux. La „loi portant extension du pouvoir exécutif“, appelée loi des pleins pouvoirs, fut votée à l’unanimité et est appliquée tout au long de la guerre, notamment par le gouvernement en exil. Voilà pourquoi l’historien Vincent Artuso a parlé de „30 ans d’état d’urgence“ au Luxembourg (1915-1945) dans sa chronique du Tageblatt du 14 juillet 2019.

On comprend donc, même si les contextes historiques sont très différents, le malaise des députés pendant le débat sur la prolongation de l’état de crise il y a deux semaines à la Chambre. On comprend pourquoi le vote a fait froid dans le dos au député de la Gauche Marc Baum. Le Grand-Duché a besoin, en effet, d’un pouvoir exécutif fort et renforcé pendant les trois mois prochains pour gérer la grave crise sanitaire. Mais ce dont le pays a besoin toute l’année, ce dont notre société a besoin tout le temps, c’est une démocratie parlementaire forte et renforcée, c’est un pouvoir exécutif respectueux des libertés individuelles et de la dignité humaine et c’est une presse et une société civile vigilantes, qui, d’un œil critique de tous les instants, empêchent toute dérive autoritaire.

Graucho
4. April 2020 - 9.58

Et de nos jours nous voyons des politiciens qui violent la démocratie en cherchant à réinstaurer la "Ermächtigungsgesetz" votée au profit d'un certain Adolf H. à suivre....