L’histoire du temps présentDéposséder – dépossédé

L’histoire du temps présent / Déposséder – dépossédé
Chaise ayant appartenu à la famille Siegfried (1868-1941) et Anna (1874-1942) Davidson, arrivée au Luxembourg en août 1939 (Centre national de littérature, collection d’objets)  Idée de l’image: Daniela Lieb / Photographie: Marc Siweck

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Les 5 et 6 juillet se sont déroulées à l’Université du Luxembourg (Belval) et au Centre national de littérature (Mersch) deux journées d’étude internationales sur le thème „Déposséder – dépossédé“

Ces journées étaient organisées par Atinati Mamatsashvili, professeur de littérature de l’Université d’Etat d’Ilia, chercheuse invitée au Centre national de littérature (CNL) avec le soutien du Fonds national de la recherche du Luxembourg, et moi-même, Blandine Landau, conservatrice du patrimoine et doctoral researcher au Centre for Contemporary and Digital History (C2DH) de l’Université du Luxembourg. Ces journées d’étude étaient vouées à explorer les mécanismes et le ressenti de la dépossession liés au régime national-socialiste.

La première journée a été consacrée aux mécanismes et acteurs de la dépossession, en particulier au Luxembourg et en France. Après la présentation de Laurent Moyse, qui a rappelé comment ces processus s’inscrivent dans une histoire longue et la façon dont ils furent mis en œuvre au Luxembourg pendant la Seconde Guerre mondiale, cinq sessions ont exploré la façon dont ce champ d’analyse, dont l’étendue progresse, s’enrichit de l’apport de méthodologies nouvelles, du regard porté vers d’autres catégories d’acteurs et de sources autres que celles abordées traditionnellement dans l’étude des persécutions liées à la Seconde Guerre mondiale.

L’histoire culturelle, l’histoire des institutions et la sociologie ont ainsi permis d’interroger les définitions fluctuantes et la signification attribuée à ce qui est placé sous l’appellation d’Autre, d’Etranger, de Juif, d’Ennemi, d’objet de valeur (point dont Fabio Spirinelli et moi avons souligné l’aspect problématique, en relation avec les questions de la spoliation et la restitution des œuvres d’art).

François Moyse, Johannes von Lintig et Anne Dewey ont ensuite interrogé les procédures légales de la dépossession et les définitions juridiques de la spoliation au Luxembourg, en Autriche et en Allemagne, ainsi que les conséquences que ces dernières eurent sur la jurisprudence.

Approches historiques et économiques

Au cours de la session suivante, les interventions de Denis Scuto, Marc Gloden, Benoît Majerus et moi-même ont mêlé approches historiques et économiques afin de montrer la façon dont les mesures de dépossession visèrent à la fois les personnes et les biens, question reprise par Tal Bruttmann dans la session consacrée à l’approche géographique de la dépossession basée sur le cas de Grenoble. Cette session et notamment l’intervention de Maël Le Noc sur les quartiers parisiens des Arts et Métiers et des Enfants Rouges ont montré l’intérêt de mettre en relation différents types de sources pour permettre le croisement dynamique des données, afin d’accéder à une meilleure compréhension des effets des mesures antisémites.

Lors de la session consacrée aux modalités de la dépossession, les interventions de Sarah Maya Vercruysse et Vincent Artuso ont permis de mettre en avant le fait que si la dépossession des Juifs fut l’un des aspects centraux de la période de l’Occupation au Luxembourg, des processus apparentés visèrent d’autres catégories de la population (comme les „Umgesiedelte“), avec des différences mais également des similitudes.

La discussion de fin de session animée par Kim Oosterlinck a ensuite fait émerger plusieurs axes communs et prolongements possibles de ces interventions. Le premier fut la question de l’accès aux sources, problématique déjà soulignée dans son rapport en 2015 par Vincent Artuso et dont l’importance cruciale a été rappelée notamment par Laurent Moyse. La recherche se fonde sur les faits, l’interprétation des données, et sans accès aux sources nous ne faisons que tâtonner dans l’obscurité. Outre l’importance fondamentale de la collaboration avec nos collègues des Archives nationales, Denis Scuto a souligné que le développement des relations avec les autres lieux de conservation et notamment les communes, qui disposent d’importants fonds d’archives, devrait permettre d’apporter un éclairage nouveau sur les questions abordées au cours de cette journée.

De nouvelles méthodes d’analyse

Il est également important de mentionner que l’accès aux sources et le développement d’une recherche universitaire indépendante sont deux des axes inscrits dans l’Accord du 27 janvier 2021 entre le gouvernement du Grand-Duché et les représentants de la Communauté juive.

Ce soutien à la recherche est particulièrement important si l’on s’en réfère au deuxième axe qui a émergé au cours des discussions: l’apparent „retard“ du Luxembourg dans les domaines des études de la Shoah et de la recherche de provenance. Outre le fait que ces axes de recherche sont là encore prévus dans le cadre de l’Accord du 27 janvier, l’intérêt de la dynamique engagée actuellement au Grand-Duché a été souligné, perçue comme l’opportunité d’ouvrir directement ce champ de recherche aux nouvelles méthodes d’analyse qui ont émergé ces dernières années. Plusieurs projets devraient bientôt prendre forme en ce sens, dans lesquels la coopération avec des spécialistes extérieurs permettra de renforcer cette approche nouvelle des sources et de l’interprétation des données. La seconde journée a poursuivi l’exploration des divers aspects de la dépossession, mais sous l’angle individuel plutôt que systémique.

Si Catherine Lorent a mis en regard la politique culturelle national-socialiste et la réaction des artistes au Luxembourg, les autres interventions ont plutôt porté sur la perception de la dépossession et son expression, notamment par le biais des journaux intimes et autre écrits personnels. Expression des ressentis personnels ou au contraire actes d’archivages visant à l’objectivité, tentatives de dépasser le présent ou chroniques détaillées du quotidien, ces documents ont été analysés par les interventions d’Alexis Nuselovici, Maxime Decout, Arvi Sepp et Anelies Augustyns. Leurs présentations ont montré la variété des modalités de réappropriation de leur histoire que sont les journaux intimes, conçus comme des actes de résistance à la destruction, volonté de „témoigner jusqu’au bout“ pour reprendre le titre de publication du journal de Victor Klemperer. Elles ont souligné également la rupture fondamentale de l’expérience indicible de la Shoah, ressentie dans les corps, exprimée par les mots.

Les lieux comme espaces de destruction

Dans une optique plus globale, José Luis Arraez a montré comment divers types de sources permettant d’envisager les effets intimes de la politique d’identification et d’exclusion des Juifs sur l’identité des femmes juives. Si les textes transmettent un ressenti, la mémoire au sein des familles et l’affirmation de l’identité passe aussi par la conservation d’objets, comme l’a montré Jakub Bronec dans son étude comparative des membres de 1re , 2e et 3e génération des communautés du Luxembourg, de République tchèque et de Slovaquie. La transmission peut également être le fait d’acteurs publics et s’insérer dans l’espace public, comme l’a expliqué Elisabeth Hoffmann dans sa présentation consacrée à trois familles d’Esch-sur-Alzette commémorées récemment par la pose de „Stolpersteinen“.

Cette mémoire des lieux, ou plus exactement les lieux comme espaces de destruction, fut au cœur de plusieurs interventions. Renée Wagener a ainsi exploré le transfert progressif des Juifs de Luxembourg vers les Judenhäuser, lieux transitoires de concentration avant leur renvoi vers Cinqfontaines puis les ghettos et camps de l’Est. Nino Pirtskhalava a proposé un panorama de la situation des Juifs de Géorgie au début du 20e siècle et des effets de la persécution sous le régime bolchévique. Daniela Lieb et Atinati Mamatsashvili ont enfin évoqué l’importance des lieux dans les œuvres de fiction. Daniela Lieb a étudié la place accordée aux combattants de la Guerre d’Espagne dans la société, les œuvres et l’histoire luxembourgeoises. Sur la base d’un important corpus visuel et littéraire, Atinati Mamatsashvili a quant à elle montré comment s’est exprimée dès les années 1920 l’idée de faire disparaître les Juifs de l’espace public et de l’espace social.

L’idée de l’enrichissement mutuel et du partage fut au cœur de ces deux journées d’étude, destinées à favoriser les échanges entre historiens, économistes, historiens, géographes, juristes, spécialistes de la littérature, des arts, de l’histoire orale et de la mémoire matérielle. Car comme l’ont souligné les directeurs d’établissements, Andreas Fickers et Daniela Lieb, l’élargissement des horizons et de la méthodologie ainsi que le croisement des sources sont ce qui permet d’offrir un autre regard sur l’Histoire et d’en renouveler la compréhension.

Cette dynamique d’échange et d’enrichissement mutuel se poursuivra le 18 octobre avec l’organisation d’un „Forum Z“ consacré à la mémoire de la Shoah lors duquel un appel à participation sera lancé à l’ensemble de la population, historiens, spécialistes, mais aussi familles, ayants-droits, membres du corps enseignant et des institutions culturelles du Luxembourg. Les renseignements seront prochainement mis en ligne sur le site du C2DH, où vous retrouverez également les vidéos des interventions. Pour plus d’informations n’hésitez pas consulter notre site internet: www.c2dh.uni.lu.