Sous l’emprise des „éveillés“Abel Quentin met en garde contre d’éventuelles dérives totalitaires du wokisme

Sous l’emprise des „éveillés“ / Abel Quentin met en garde contre d’éventuelles dérives totalitaires du wokisme

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Dans son deuxième roman, Abel Quentin se penche sur le personnage de Jean Roscoff, homme de gauche de la première heure, pris en tenaille par la pensée wokiste, vilipendé, conspué sur les réseaux sociaux. Abel Quentin, par ailleurs avocat pénaliste à Paris, parle de notre modernité, sans fard. Il ne veut pas la présenter sous un jour apocalyptique ni plus laide qu’elle ne l’est. Mais sans complaisance, sans naïveté, l’écrivain essaie de mettre au jour toutes les intentions cachées des acteurs dans une société contemporaine. Observateur lucide, il scrute le réel, à travers son antihéros, Jean Roscoff, qui se demande ce qu’il lui arrive. Lui, l’antiraciste de toujours qu’on accuse de racisme, d’appropriation culturelle. C’est souvent drôle – sauf qu’il s’agit d’une radiographie politique et sociétale effrayante de justesse.

Tageblatt: Jean Roscoff serait-il la cible idéale du cyber-harcèlement?

Abel Quentin: Oui et non car dans mon premier livre il était déjà question de cyber-harcèlement où la victime est une jeune fille de 15 ans. Les meutes numériques sont des troupes aveugles donc, elles peuvent s’acharner sur chacun d’entre nous. Ce qui est certain, c’est que Jean Roscoff, par son parcours, par ce qu’il représente pour le mouvement woke, est une cible privilégiée. Parce qu’il est ce fameux mâle blanc de 60 ans, il devient une proie alors qu’il se croyait à l’abri de par ses engagements passés, son ancrage à gauche. Et il s’aperçoit que ses engagements ne le protègent de rien du tout.

Que représente, pour lui, sa démarche d’écrire un livre sur Robert Willow, poète noir américain inconnu?

Jean Roscoff revient à un amour de jeunesse, il reprend une thèse qu’il avait commencée au début des années 80. Alors qu’il a l’impression de perdre pied, il essaie, pour donner un sens à sa vie, de renouer le fil de son passé et de retrouver l’excitation intellectuelle qui l’avait poussé vers cet auteur inconnu, au début des années 80. C’est assez classique: on laisse en plan un projet de jeunesse pendant des années car la vie nous emmène ailleurs. Roscoff a été sincèrement touché par la poésie de Willow. Pour diverses raisons, il le considère un peu comme un frère.

Pourquoi avez-vous choisi comme thème le mouvement woke?

J’ai voulu écrire sur notre société, notre modernité. Le mouvement woke est central mais je parle aussi de conflit générationnel, d’amour, de vieillesse, d’amitié, de fidélité, d’hypocrisie qui est celle de notre société. Ce mouvement m’a toujours interpelé parce que j’y vois une dérive qui est dangereuse. „Le Voyant d’Étampes“ est aussi un roman d’anticipation parce que, quelque part, ce que je décris pourrait arriver dans cinq ans chez nous. Il y a peut-être aussi quelque chose d’une mise en garde dans ce bouquin. On est à deux doigts de basculer vers ça. Et ce qui se passe aux Etats-Unis nous devrait nous alerter. Là-bas, cette dérive est beaucoup plus avancée.

Votre intention est-elle de dénoncer cette mouvance?

Mon narrateur pense en permanence contre lui-même, ce que j’essaie de faire aussi, personnellement. Est-ce un manque de caractère que de ne jamais s’installer dans une certitude? Comme une seconde nature, j’essaie de questionner mes certitudes. Je pense fondamentalement que ce mouvement est une forme de nihilisme dangereux. Mais un peu comme mon narrateur, j’essaie de le comprendre, de faire preuve d’honnêteté, de l’aborder de front, d’envisager le point de vue de ses acteurs. Je pense qu’il y a des concepts qui ne sont pas inintéressants dans cette mouvance. Je m’inquiète en revanche d’un refus de faire société et d’une passion de la déconstruction qui ne mène nulle part. J’aime assez l’idée que le lecteur ne soit pas dans une zone de confort quand il lit le livre. Qu’il n’y ait pas de point final. Qu’il n’y ait pas de certitude qui soit assénée, sinon j’aurais écrit un essai. Le roman permet de ménager des zones d’inconfort qui sont stimulantes.

Votre métier d’avocat nourrit-il vos romans?

Il m’a beaucoup nourri pour mon premier roman qui avait pour thème le djihadisme sur lequel je travaillais comme avocat (je défendais des personnes qui étaient poursuivies dans des procédures terroristes). „Le Voyant d’Étampes“ est différent. Le personnage d’avocat, Marc, l’ami du narrateur, n’est pas le personnage le plus sympathique du roman. Pour le créer, je me suis inspiré de ce que j’ai vu, ici ou là au Palais de Justice ou en dehors. Surtout, j’essaie d’observer la société, comme on scrute un corps souffrant. Quand j’étais étudiant, j’avais dévoré „Les maîtres censeurs: pour en finir avec la pensée unique“ d’Elisabeth Lévy (journaliste et essayiste française, ndlr) sorti en 2000 où il était déjà question de cette dérive-là, il y a vingt ans. Le terme woke n’existait pas encore mais son livre parlait d’antiracisme différentialiste. Déjà, Elisabeth Lévy avec Pierre-André Taguieff, notamment, avait vu cette dérive-là avant tout le monde. Femme de gauche, elle avait déjà tiré la sonnette d’alarme.

L’antiracisme du mouvement woke est-il un racisme autorisé, voire légitime?

Il peut devenir une forme de racisme autorisé. Le raisonnement woke consiste à dire qu’on ne peut pas comparer le racisme contre une communauté historiquement opprimée avec le racisme anti-blanc. Parce que le blanc étant historiquement un oppresseur, fondamentalement, il ne peut pas être victime de racisme. Je crois que cette idée est fausse. Il y a quelque chose de dangereux à jouer avec le terme de race. C’est jouer avec le feu et on finit par y perdre son âme. Le mouvement woke redonne une légitimité sur le terrain des sciences sociales – pas celui de la biologie – au terme de race. Mon narrateur Jean Roscoff, lui, pense qu’on peut lutter contre le racisme sans jouer avec le feu.

Robert Willow est noir au sens américain …

Aimé Césaire avait forgé le terme négritude pour faire d’une injure et d’une humiliation le socle d’une fierté retrouvée. Les Américains, eux, ont repris la règle du „one drop of blood“, forgée au temps des sinistres lois Jim Crow, pour consacrer cette notion très large de l’identité noire. Là, un métis est considéré comme noir là où, en France, on parlera davantage de métis. Jean Roscoff est plus proche de Franz Fanon que d’Aimé Césaire, de Martin Luther King que de Malcom X, plus près d’Elisabeth Badinter que de Rokhaya Diallo, aujourd’hui. Il se situe dans le camp universaliste, cette famille politique qui refuse de jouer avec le terme de race et qui se méfie farouchement des obsessions identitaires.

Tout le monde lâche Jean Roscoff, plus personne ne veut dialoguer avec lui …

Il devient un pestiféré. J’ai voulu montrer ce mécanisme dans lequel la lâcheté et le confort intellectuel prennent les oripeaux de la pureté morale. Lorsqu’on décide de ne pas dialoguer avec l’„ennemi“, on se place dans une situation confortable. Mais derrière les apparences, il est peut-être, en réalité, moins question de pureté morale que de narcissisme, de calcul, de stratégie, de lâcheté. Il y a toute une gauche morale qui a encore cette tentation de posture intransigeante parce que, au fond, elle a peur d’être la prochaine charrette. Elle craint qu’on l’accuse d’être contaminée, de donner un espace d’expression à cet adversaire qu’on appelle l’ennemi. Et ce raisonnement-là a toujours existé. Je montre dans le livre que, dans les années 40, on assistait au même phénomène: une partie de la gauche pratiquait l’exclusion et l’excommunication. Elle refusait de parler avec le camp d’en face, les bourgeois fachistes. C’était une posture confortable. Je n’aime pas le confort intellectuel. J’essaie de le torpiller un peu dans mes livres en montrant ce qu’il y a derrière les postures.

Le complotisme a-t-il des points communs avec le mouvement woke?

S’il y a un point commun, pour moi, c’est dans la puissance de ces deux mouvements puisqu’ils résistent très bien à la réfutation. Tout ce que peut dire le contradicteur est intégré dans la matrice complotiste ou woke comme venant confirmer le préjugé du militant woke ou du complotiste. Quand vous dites à un complotiste: „les journalistes ne disent pas du tout la même chose que ce que tu penses sur les vaccins“, il va répondre: „si tu lis un média mainstream c’est encore plus la preuve que tu es totalement aveuglé“. Il n’y a pas de réfutation possible. Chez les militants décoloniaux, on retrouve cette tendance à utiliser la force de l’adversaire – comme un judoka – pour le terrasser. C’est typiquement le thème de la fragilité blanche: vous êtes énervé parce qu’on vous dit que vous êtes blanc et que, quoique vous fassiez, vous raisonnerez en tant que personne blanche. Pour le militant woke, le fait que vous vous énerviez trahit votre „fragilité blanche“. C’est sans fin. Même s’ils sont fondamentalement différents, le complotisme et le wokisme sont deux traits de notre modernité.

Les journalistes peuvent-ils combattre le wokisme?

Aux Etats-Unis, ce mouvement fait peser une menace objective, elle a des lobbies, des relais de pouvoir, médiatiques – avec le New York Times – qui sont très puissants. Donc, lorsqu’un artiste visé par la mouvance woke fait amende honorable aux Etats-Unis, c’est d’une certaine façon plus compréhensible qu’en France. Dans notre pays, cette mouvance est davantage un soft power, qui prospère sur nos lâchetés. Derrière nos lâchetés, il y a un mécanisme d’anticipations autoréalisatrices. L’individu ciblé par la mouvance woke prête à celle-ci un pouvoir de nuisance très important, donc il fait amende honorable, et ce faisant donne une réalité à ce pouvoir.