NécrologieA la mémoire de Pierre Brahms (1934-2019)

Nécrologie / A la mémoire de Pierre Brahms (1934-2019)
Pierre Brahms est décédé le 5 novembre 2019 

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On ne voit plus la silhouette élancée de Pierre Brahms déambuler dans la Grand-rue de la capitale. Son décès, le 5 novembre 2019, a soulevé une vague d’émotion parmi ses proches et ses amis, et à son enterrement civil il y avait une foule abasourdie de son brusque départ, dont beaucoup de jeunes qu’il avait suivis et encouragés et toutes celles et tous ceux, de tous âges, de tous bords, de tous les milieux, venus de près et de loin, qu’il avait côtoyés sa vie durant et dont beaucoup étaient devenus ses amis.

De B.F.

Pierre fut commerçant, dans la tradition familiale qui remontait au début du 20e siècle. Les familles Cohen et Brahms occupaient trois coins stratégiques de la Grand-rue. Une bonne partie de la vie commerçante de Pierre s’est déroulée autour de ces lieux même s’il s’en était échappé un moment pour fonder des affaires au quartier de la Gare, à la Belle Etoile voire à Mersch.

A l’âge de douze ans, revenant du Brésil où il avait passé la guerre avec sa famille, son père lui recommanda de se faire artisan plutôt que commerçant sous prétexte qu’un tel métier serait plus sûr si jamais il y avait une nouvelle catastrophe comme celle que les Juifs venaient de subir. Mais ni l’école des artisans ni l’apprentissage ne l’avaient convaincu de la justesse de cette orientation de sorte qu’il s’est retrouvé très jeune au „Pakdësch“ de la Maison Moderne, puis dans les différents rayons avant d’aller faire des stages à Paris et à Londres.

Au début des années 1970 Pierre Brahms reprit peu à peu la direction du magasin familial. Pendant deux décennies il allait donner la mesure de ses talents de commerçant et de chef d’entreprise. Un exemple précis, presqu’un fait divers, mais significatif. Il supprima un jour le rayon de la mercerie – boutons, lacets, fermetures-éclair, fils, laines et tout ce dont les ménagères avaient besoin pour la passementerie et le raccommodage des vêtements. Ce rayon était un pilier de tout commerce textile et surtout de la Maison Moderne où le pays entier venait s’approvisionner. Pierre ne supprima pas ce rayon en cachette, honteusement, mais – comble de la provocation moderniste – s’en félicita publiquement dans une vitrine où était exposé „tout ce que la Maison Moderne ne vendait plus“!

Toujours présent

Il offrait désormais des marques de haut de gamme, mais aussi des fripes peu chères à la mode, achetées tôt le matin aux Sentiers et qui s’arrachaient à la Maison Moderne dès le lendemain grâce aux allers-retours presque quotidiens du patron lui-même entre Luxembourg et Paris. S’il gardait les robes de communion il préférait les robes haute couture, la belle layette, l’intérieur moderne – autant de clins d’œil à la clientèle jeune et urbaine.

L’atmosphère au magasin était conviviale. Lui-même était sans cesse présent, au plus près de sa clientèle avec laquelle il entretenait des relations affables voire amicales. Pour l’image de son commerce il comprenait l’intérêt de soigner la décoration, souvent prestigieuse et accrocheuse, et la communication à travers un journal mensuel et une série d’emballages en sérigraphie qui voyaient le jour non loin de là, rue du Nord. Il avait le sens vif des affaires et une connaissance intime et prémonitoire de ce qui se passait dans le commerce de la capitale. A la fin des années 1980, ce sens lui fit comprendre que le vent tournait. Il ne poussait pas des cris d’orfraie comme la plupart des autres commerçants locaux quand des enseignes internationales apparaissaient. La Maison Moderne ferma ses portes en 1990.

Il eut ensuite l’idée du „down town“, c’est-à-dire de sortir de la ville haute embourgeoisée pour aller vers un quartier plus populaire et s’y essayer dans la restauration.

Avant cela, par nostalgie ou par curiosité, il s’était lancé un moment dans une aventure hôtelière en reprenant avec des amis le restaurant cossu de l’hôtel Conti situé au bout de la Grand-rue, non loin de l’ancien hôtel Brasseur. C’était un témoin du passé gastronomique de la ville qui allait rapidement passer de mode. Rue de Hollerich, il trouva un ensemble immobilier désaffecté et y installa le bar „Marx“ ainsi qu’un restaurant, d’autres bars et quelques studios. Pour rénover en profondeur cet endroit destiné au délassement de la jeunesse il fit appel aux services de jeunes architectes en début de carrière qui trouvaient là un tremplin pour leur avenir. Le lieu devenait très vite un endroit très couru où Pierre officiait pendant quelques années avec son entregent habituel. Dès son jeune âge, Pierre avait une sensibilité pour l’art et pour les artistes. Il lui arrivait d’acheter des œuvres d’art, par plaisir et non pour investir ou se faire une collection prestigieuse. Il fréquentait des spectacles de danse et de théâtre, il avait parfois des engouements durables, mais au moins autant de refus farouches.

Décontracté et naturel

Fortuné, grâce à l’héritage de sa famille et à son propre travail, il refusait l’autosatisfaction béate et la recherche du toujours plus. Il vivait simplement et aimait partager car il était conscient de sa responsabilité face aux autres. Il pratiquait la solidarité, sans la déclamer, refusant absolument de voir ses mérites affichés. Cette pratique de la solidarité s’exprimait de multiples façons, discrètement et quotidiennement. Au-delà, il avait développé une sensibilité pour des projets à long terme. Ainsi pour le développement au Bangladesh. Il avait initié le projet Hariko. Il était à l’origine de deux fondations, l’une chargée de soutenir des actions sociales et culturelles, l’autre des projets plus ambitieux destinés à l’épanouissement des jeunes. Il a voulu que ces fondations soient pérennes et indépendantes de sa personne.

Pierre avait une façon décontractée, très naturelle, dans sa relation avec les enfants. Il était plein de délicates attentions pour eux. Il ne jouait pas à l’oncle bienveillant, il l’était vraiment. Quant aux adolescents, il lui arrivait de les aider à surmonter des crises, quand ils étaient en rupture de ban ou n’arrivaient pas à gérer leur adolescence. Il les comprenait intuitivement et aimait leur donner une chance– c’était un thème récurrent de sa vie.

Il était membre du LSAP depuis 1980. Membre de base, engagé et fidèle jusqu’à la fin de sa vie, il lui arrivait de distribuer des tracts et de coller des affiches à une époque où c’était encore la tâche normale d’une base militante.

Franchise brutale

Mais sa carte politique n’empêchait pas l’homme ouvert qu’il était de rechercher le contact de personnalités de tous bords, de s’intéresser à leurs activités, les invitant à discourir avec lui autour d’un café ou d’un repas. Il était tolérant et écoutait volontiers. Mais il n’aimait surtout pas les radoteurs et avait vite repéré les profiteurs. Il les écoutait un temps, puis s’en détournait définitivement. Il pouvait aussi être d’une franchise brutale.

Il faut dire un mot de sa relation fusionnelle avec le centre-ville où étaient enracinées sa vie et sa fortune. On peut supposer qu’il n’a pas eu trop de regret à voir démolir en 1964 l’immeuble de la Maison Moderne construit en 1913 au coin de la Grand-rue et de la côte d’Eich. D’ailleurs, la nouvelle Maison Moderne n’allait pas durer plus longtemps que l’ancienne. La relation de Pierre avec les „vieilles pierres“ était ambigüe. Il ne s’intéressait pas tellement aux belles villas, mais aux coins moins fastueux voire délabrés de la ville. Dans cet esprit, il avait rénové plusieurs maisons de la rue du Nord pour y installer des studios dont sa propre demeure.

Une dernière entreprise lui tenait à cœur depuis des décennies. Il a fait rénover la façade de l’ancien magasin de modes Meta Brahms, coin Grand-rue et avenue de la Porte-Neuve, telle qu’elle était en 1932. C’est une offrande à sa ville. C’est désormais un joyau architectural dont il a suivi la finition impeccable jusqu’au jour même de son décès.

Agir au lieu de discourir – c’est là tout Pierre Brahms. (B.F.)