ThéâtreLa frontière comme ligne de friction

Théâtre / La frontière comme ligne de friction
Le décor minimaliste de „So mir: à quels lieux tu appartiens?“, réhaussé ici par une photo du sociologue et photographe David Schalliol Photo : David Schalliol

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La pièce, mise en scène par Monika Dobrowlanska, rappelle comment la frontière peut être une source de drames, de tensions et de revendications, de laquelle peut plus rarement jaillir la poésie. 

C’est un spectacle original dans les deux sens du terme, qui réconcilierait les plus exigeants avec la capitale européenne de la culture. Peut-être parce que le projet qui lui donne son cadre, Remix Place porte jusque dans son nom les traces du programme dessiné avant le grand ménage opéré par la nouvelle équipe à la tête de la commune. Avec „So mir: à quels lieux tu appartiens?“, le théâtre a permis de porter la voix des habitants de la région et de signifier une première entrée remarquable du théâtre à l’université de Belval. Sa grande salle avait toutes les qualités acoustiques pour prêter son décor à une telle pièce, même si son plafond restera sans doute toujours un peu trop haut pour les spectacles intimistes.

Rappelons que Remix Place et „So mir: à quels lieux tu appartiens?“ sont le fruit d’un partenariat ficelé entre le département de géographie et des humanités et le Master in Theaterwissenschaft und Interkulturalität (Master en études théâtrales et interculturalité) de l’université du Luxembourg. Cette pièce, à ranger dans la catégorie du théâtre documentaire, puise ainsi dans les nombreux entretiens menés par l’équipe de géographes avec des habitants de la vallée de l’Alzette de part et d’autre de la frontière, au sujet de leur relation avec le territoire et son développement, pour former la trame de sa narration. La réalisatrice berlinoise d’origine polonaise, Monika Dobrowlanska, a posé un regard extérieur sur cette matière première prélevée sur le terrain pour en faire un spectacle à la fois très personnel et universel. Elle a fait appel, pour l’interpréter, aussi bien à des acteurs professionnels qu’à des habitants de la région qui incarnent leur rôle.

Pauvreté relative

D’entrée, le piano de la chanteuse et comédienne Jil Clesse, en nous accueillant avec la bouleversante „Comptine d’un autre été“ de Yann Tiersen, nimbe la pièce dans une mélancolie qui, bien qu’entrecoupée de sourires, ne lâche plus le spectateur, jusqu’à la dernière partie de la pièce, quand il est enfin permis de quitter la nostalgie d’un passé encombrant, qu’il soit mythifié ou dramatique, et l’insatisfaction d’un présent hors contrôle, pour entrer dans la poésie et le rire.

C’est sans doute la région et les habitants qui veulent cela, mais c’est aussi le souhait de la metteuse en scène de nous confronter à des situations souvent rudes, dans lesquelles l’identité est plus souvent un frein que la condition d’un épanouissement, et les représentations des uns sur les autres débordent d’auto-satisfaction. D’ailleurs, à la deuxième des trois représentations du week-end dernier, quand une comédienne incarnant une migrante allemande, contrainte de s’installer à Villerupt sans aucun désir d’y rester, a déploré la pauvreté supposée des lieux, une spectatrice octogénaire a contesté à voix haute: „Il ne faut pas dire que c’est une région pauvre.“

Si ce n’est peut-être pas la narration dont la région a besoin, c’est en tout celle qui colle à une certaine réalité. Lors de la discussion à laquelle l’équipe invitait à la fin de chaque interprétation, on aura notamment appris que les Luxembourgeois vont très peu de l’autre côté de la frontière, à Villerupt ou Audun, parce que la région est pauvre. Tandis que de l’autre côté, on s’appuie toujours sur les différences, moquant une réussite économique qui ne va pas toujours avec le sens de la débrouille ou de la critique. D’ailleurs, la première scène, celle de la rue, voit s’affronter une Luxembourgeoise baignant dans le confort et une Française vindicative. 

Cela n’empêche. Une fois que l’on a accepté le parti pris quelque peu forcé de la metteuse en scène, les différents tableaux dépeints s’enchaînent avec un art de la transition particulièrement soigné et décisif pour que l’ensemble tienne debout. Car il s’agissait d’agencer à la fois des témoignages évoquant le passé à d’autres évoquant le présent et à de troisièmes tirés du passé et intégrés à la pièce, tout cela avec des perspectives diverses selon le côté de la frontière duquel on provient. Le choix de proposer quatre scènes différentes au décor minimaliste vers lequel le public devait se transporter s’est avéré aussi une astuce judicieuse pour brosser un large tableau. Et le tout dans un florilège de langues qui colle bien à la région et qui est un des aspects de la vie frontalière qui a le plus fasciné la metteuse en scène.

Si tous les acteurs professionnels sont à la hauteur, Nickel Bösenberg éclabousse la pièce de tout son talent. Il endosse le rôle d’un immigré portugais qui jure qu’Esch est la plus belle ville du pays, puis campe deux personnages historiques avec maestria. La scène durant laquelle il incarne un ancien enrôlé de force qui raconte son histoire douce-amère, a laissé bouche bée le public, par la seule grâce de l’acteur. 

Auparavant, c’est l’insupportable scène de harcèlement scolaire d’une fille native au Luxembourg de parents néerlandais qui avait jeté le trouble, les trois étudiants du master et trois résidentes d’une maison de retraite de Villerupt bluffant par leur performance en entourant la jeune fille de leurs quolibets et de leurs humiliations. Les trois mêmes retraitées auront ému en fin de pièce, en exprimant les rêves qui leur restent à réaliser, tandis que Nickel Bösenberg revenait pour conclure sur la note poétique d’un immigré qui s’est attaché à la Minett par sa vision d’une forêt de cerisiers fantasmée au sommet d’une colline. Mais cela ne veut pas dire qu’il faille forcément tricher pour aimer la région.