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Opinion / Une autre Russie
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Le hasard aura voulu que le premier livre que je lise après l’invasion de l’Ukraine soit un roman traduit du russe, acquis durant une de mes pérégrinations chez les bouquinistes de Leipzig. Pour être plus précis, il s’agit d’un exemplaire signé par l’auteur d’une traduction allemande du roman russe „Tsiganskoe Stchast’e“ d’Ilia Mitrofanov paru en 1993. Au début des années 90, Mitrofanov n’était pas un inconnu dans le monde francophone non plus. Son roman avait été traduit en français sous le titre „Le Bonheur tsigane“ en 1992. D’ailleurs, si l’on en croit les informations fournies par l’éditeur berlinois Volk und Welt, en page 4, les droits de l’œuvre appartenaient aux Editions du Rocher, un fait symbolique d’une époque où tout était à vendre dans le monde post-soviétique.

Pourquoi évoquer ces quelques détails qui ne sont d’intérêt que pour les bibliophiles? C’est que les origines de Mitrofanov, décédé prématurément à l’âge de 46 ans, et les thèmes qu’il explore dans son œuvre sont un rappel de la complexité de la géographie post-soviétique et de la prééminence de la langue russe comme une des grandes langues littéraires de la région. Mitrofanov naquit en 1948 dans la ville de Kilia, située à l’embouchure du Danube entre l’Ukraine et la Moldavie. Comme de nombreux auteurs de sa génération, il est passé par l’Institut de littérature Maxime Gorki à Moscou. Sa prose, bien qu’en russe, est parsemée de références aux langues roumaine et romani qui bercèrent sa jeunesse.

Le russe a toujours été une langue qui était bien plus que la langue de ceux qui se définissaient comme russes. Au Luxembourg, l’on se souviendra sans doute de la présence du grand romancier d’origine kirghize Tchinguiz Aïtmatoven en tant qu’ambassadeur de l’Union soviétique, lui qui écrivit quelques-unes des plus belles pages de la littérature russophone du vingtième siècle. Une littérature qui en Ukraine aussi brilla de mille feux.

Mesures discriminatoires

Outre à Mitrofanov, il suffit de penser à Nicolas Gogol, à Isaac Babel et à Anna Akhmatova, le nom de plume d’Anna Andreïevna Gorenko, qui naquit non loin d’Odessa d’un père ukrainien et d’une mère russe. Les langues ne se soumettent jamais aux frontières des Etats. C’est sans doute pour cela que ces derniers souvent leur font violence. L’entrée en vigueur en Ukraine au début de l’année d’une loi, votée en 2019, qui limitait la publication à l’échelle nationale de périodiques en langue russe en était un exemple, même si cette loi semblait quelque peu en contradiction avec l’article 10 de la constitution ukrainienne qui garantissait le „libre développement, l’usage et la protection du russe et des autres langues des minorités nationales d’Ukraine“.

Il s’agissait là d’une mesure, parmi d’autres, qui paraissait discriminatoire à la minorité russe. Elle n’aura eu d’autre effet que celui d’intensifier les tensions interethniques au sein du pays et elle fut bien évidemment instrumentalisée par le Kremlin pour légitimer, aux yeux des populations russophones, sa politique agressive envers l’Ukraine.

Formes de résistance

Tout cela peut paraitre futile aujourd’hui au lendemain de l’invasion russe. Cependant, malgré la brutalité de la politique du Kremlin, il est bon de se souvenir que la culture russophone est pluraliste et l’a toujours été. Il n’est donc guère constructif de relayer les appels au boycott culturel et académique de la Russie. En effet, nombreuses sont les voix qui ont eu le courage de s’élever en Russie contre la guerre en Ukraine. Ainsi la romancière Lioudmila Oulitskaïa écrivait le 25 février dans le journal Novaïa Gazeta que „[…] il est évident que ce sont les dirigeants de notre pays qui sont responsables de cette situation et des grands malheurs qui peuvent s’ensuivre pour toute l’humanité. Responsables de ce qui se passe aujourd’hui, nous le sommes tous, nous aussi, qui n’avons su ni prévoir ni arrêter les événements. Il faut absolument arrêter cette guerre que chaque minute attise et s’opposer aux mensonges de la propagande que tous les moyens d’information déversent sur la population de notre pays.“

Quelques jours plus tard paraissait sur Facebook une déclaration de la „Communauté de l’université Lomonossov de Moscou (MGU) contre la guerre“ appelant, le 2 mars, donc avant l’interdiction de la plateforme, „tous les citoyens de Russie qui ne sont pas indifférents à son avenir de rejoindre le mouvement des partisans de la paix“. On pourrait multiplier les exemples**. Mais il ne faut pas oublier non plus qu’il est des formes moins vocales de résistance à la guerre et au totalitarisme qui ne sont pas documentées dans les médias et sont souvent difficiles à percevoir de l’extérieur. „They also serve who only stand and wait“, comme l’écrivait John Milton, ce poète qui fascinait Pouchkine.

Mitrofanov était un amoureux de la langue russe et des terres où elle était parlée et se mariait à d’autres langues. Un rappel que cette langue est universelle et que la Russie ne peut être réduite aux politiques du Kremlin. Il s’agit peut-être là d’un espoir pour demain, même s’il paraît bien maigre aujourd’hui. Mais il existe tout de même et il est important de ne pas l’éteindre.

* Le Luxembourgeois Laurent Mignon est professeur de langue et littérature turque à l’Université d’Oxford. Son parcours universitaire l’a entraîné de Bruxelles à Amman et de Londres à Ankara où il a enseigné la littérature turque pendant neuf ans à l’université de Bilkent. Son dernier ouvrage s’intitule „Edebiyatin Sinirlarinda: Türkçe Edebiyat, Gürcistan ve Cengiz Aytmatov’a Dair“ („Aux frontières de la littérature: A propos de la littérature en turc, de la Géorgie et de Tchinguiz Aïtmatov“), paru à Istanbul aux éditions Evrensel en 2016.

** Traductions tirées de „Réactions en Russie à la guerre en Ukraine (23.2.2022-8.3.2022): un dossier proposé par l’Association française des Russisants, dossier constitué et textes traduits par Armelle Jeannier Groppo. http://www.afr-russe.fr