PhotographieEt si l’on photographiait le monde

Photographie / Et si l’on photographiait le monde
Impressions urbaines du croisement Bowery et Division Street à Manhattan, photographiées en 1936 par Bérénice Abbott Photo: Bérénice Abbott/Smithsonian American Art Museum

Jetzt weiterlesen! !

Für 0,59 € können Sie diesen Artikel erwerben.

Sie sind bereits Kunde?

Au lieu du déferlement d’images connues, celles des guerres, d’un tourisme effréné, du commerce de luxe, si nous recherchions de façon plus subtile, en nous penchant sur les travaux de certains photographes – la photo est l’outil idéal pour ça – les vestiges de nos civilisations, les stigmates des conflits, les standards d’une urbanisation galopante?

Si nous revenions à cette conscience, non plus pour un pays particulier, comme ont pu le faire les photographes américains Dorothea Lange (1895-1965) et Walker Evans (1903-1975), qui à la suite d’une commande des Etats-Unis sont allés photographier la misère des régions reculées au moment de la récession, si nous apprenions à relever de manière subtile les empreintes de notre environnement? Nous verrions à quel point l’histoire et le temps se lisent par strates, ici ou là.

Cette démarche a intéressé la photographie et influencé par ses relevés le paysage depuis la deuxième moitié du XXe siècle. Dès 1970 elle a influencé les réflexions en matière d’architecture et d’urbanisation, notamment en révélant l’apparition de zones suburbaines et l’uniformisation des villes. Aujourd’hui, que dire des pays dits avancés quant à leur urbanisation? Et du modèle qui s’impose à tous, à plus ou moins long terme? Cette approche photographique documentaire a émergé dans les années 1920-1930.

En France, Eugène Atget (1857-1927) photographiait Paris et son patrimoine architectural, tandis que Bérénice Abbott (1898-1991) œuvrait à New York. La photo est le médium le plus adapté pour montrer les mutations du paysage, ce qui est en train de disparaître et ce qui est en train d’émerger. Le phénomène de la photo documentaire a agi à l’identique en Allemagne, avec la Nouvelle Objectivité, et dans de nombreux autres pays du Rhin.

Une conquête effrénée sur la nature

Quelles sont les traces laissées par l’homme? Le paysage urbain et industriel n’échappe pas à la photo, les carrières, les ponts, les voies de chemin de fer ouvrent de nouvelles cartographies, une nouvelle manière de voir, dont se saisira l’art contemporain, isolant certains édifices et les proposant dans la nudité de leurs arêtes et de leurs matériaux, comme autant d’œuvres, autant de façons de percevoir le réel. Mais le plus intéressant dans ce que rapportent les photographes commandités par l’Etat, c’est qu’ils opposent à l’esthétique pittoresque ou à l’exaltation nationale, un paysage documentaire qui va parfois à rebours des espérances souhaitées.

Ainsi Walker Evans est le premier à se détourner d’une conception naturaliste du pays, à s’éloigner de la tentation du pictural – la photo ayant cherché ses lettres de noblesse en photographiant les paysages comme des peintures – pour rendre la réalité lisible et compréhensible. Et qu’il s’agisse de campagne, de ville ou d’industrie, le photographe nous propose les différentes strates d’un champ social, économique, culturel. Il montre comment le paysage américain a été transformé par la voiture et la communication, en citant l’exemple de villes construites au bord des routes. Il montre également les vestiges d’une telle civilisation, par les cimetières de voitures épaves.

Ceci jusqu’aux thèmes de l’obsolescence, de la ruine, du déchet – de ces vestiges que laisse l’homme. On le voit, il y aurait encore beaucoup à dire, tant ce modèle s’est développé aujourd’hui jusqu’à l’excès, ceinturant le centre historique des villes, en France, de zones commerciales où tout se fait en voiture, vidant ces dites villes des petits commerces qui faisaient la vie quotidienne. Ce sont des routes et des carrefours à l’infini de la consommation, avec des espaces de détente, où la convivialité est impossible, où l’idée même de citoyen, de sa représentation au sein de ces villes, est altérée. Quelle sera l’empreinte du temps sur ces zones, ces lieux que l’on traverse sans y vivre, très peu explorés?

Conserver comme des archives l’empreinte fugace des magasins à l’identique dans leur alignement, chacun tentant de trouver une identité propre par une décoration et une ambiance sonore. Ces espaces temporaires aux constructions précaires et sommaires n’ont pas été pensés en termes architecturaux. Nous traversons ces „non-lieux“ que sont ces espaces de circulation, routes, ronds-points, aéroports, en nous faisant à l’idée d’un transit permanent, à la signalétique standardisée.

Ces lieux désincarnés sont pourtant emplis de traces, aujourd’hui il y en a de nouvelles, les masques pour se protéger de la pandémie, que l’on jette négligemment, et qui relèveront bientôt du signe archéologique, historique. Ces espaces péri-urbains, indignes d’intérêt, banals, il faudra bien s’y attarder, car il s’agit de notre réalité, de la réalité du monde et de la nature transformée par l’homme. Ajoutons-y le développement des banlieues pavillonnaires, les tours d’immeubles à l’infini, et nous verrons comment l’habitat est devenu un bien consommable, une conquête effrénée sur la nature, avec une notion de frontière. Frontière qui rejoue sans cesse de son mythe …

Le paysage urbain et industriel n’échappe pas à la photo
Le paysage urbain et industriel n’échappe pas à la photo Photo: Editpress/Isabella Finzi