LittératureUn surplus de lumière: „Le Grand Large“ de Christiane Rancé

Littérature / Un surplus de lumière: „Le Grand Large“ de Christiane Rancé
Journaliste et écrivaine, Christiane Rancé a le voyage dans le sang Photo: Valérie Menard/Opale/Ed. Albin Michel

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Après son „Dictionnaire amoureux des saints“ (Ed. Plon, 2019), plusieurs biographies et essais intimistes, Christiane Rancé raconte dans „Le Grand Large“ sa traversée transatlantique en cargo vers l’Argentine. Un voyage vécu comme une expérience intime. Une odyssée personnelle qui interroge son goût de l’Ailleurs. Un pèlerinage spirituel pour toucher à l’essentiel. Rencontre avec l’auteure.

Tageblatt: Qu’est-ce qui fait qu’on se lance dans un voyage sur un cargo de marchandises?

Christiane Rancé: Ce voyage en cargo m’a été imposé par mon métier de grand reporter au magazine Le Figaro, il y a une dizaine d’années. Je suis née au Maroc puis ai vécu en Allemagne, en Normandie … J’ai toujours eu cette migration permanente en moi. Je me suis naturellement passionnée pour des récits de voyages. Mon premier coup de cœur a été pour Ulysse et l’Odyssée. J’étais magnifiquement transportée et puis j’ai découvert au terme de ce voyage en cargo qui a été cette révélation de lumière que, au fond, ce qui faisait la différence entre ce que je pouvais faire de ma vie et Ulysse pendant sa traversée de la Méditerranée, c’était que lui s’était senti comme tous les êtres humains dans l’Antiquité, victime d’un destin. Il était obligé d’être le jouet des Dieux, des mauvais hasards. Or, j’ai compris qu’il n’y avait pas de fatalité, mais la possibilité d’un destin ressaisi qui est une vocation. Quelle est ma vocation sur cette terre? Comment je peux accoucher de moi-même puisque nous avons tous deux naissances sur cette terre? Comment je peux écrire ma propre Odyssée? C’est cela qui a été extraordinaire dans ce voyage en cargo: le voyage intérieur, initiatique de se découvrir soi-même pour se mettre soi-même au monde.

Vous êtes partie au bout du monde, coupée de tous sur un cargo de fer de six étages. Craigniez-vous un tel voyage?

Je me suis retrouvée sur ce bateau un peu effrayée au départ. Un voyage n’est pas sans possibilité d’un accident. J’ai toujours eu en mémoire le moment où une bande de jeunes à New York m’a bousculée, s’emparant de mon sac, de mes chaussures. Je me suis retrouvée sans rien à l’hôtel, prise par un sentiment d’angoisse affreux. Quand je sortais de ma chambre, je voyais le couloir qui gondolait. J’ai retrouvé cet état de crise existentielle chez Tolstoï quand il parle de la nuit d’Arzamas au cours de laquelle il est pris d’un sentiment d’angoisse affreux, cette vision du néant, du vide quand on perd le cosmos. Je n’ai plus du tout cette angoisse, je l’ai vaincue et dominée, mais je l’ai gardée en mémoire. Quand je suis partie en voyage toute seule sur ce cargo, dans une solitude totale, je craignais que cette expérience atroce pût revenir. En fin de compte, c’est tout le contraire qui s’est passé. Je me suis retrouvée dans un état de joie, de bonheur et de légèreté indicible. Pendant vingt jours, j’ai vécu une rencontre avec moi-même et avec la lumière.

En citant le poète Yves Bonnefoy, vous écrivez que le voyage est la quête d’un „vrai lieu“ …

J’avais gardé en mémoire cette citation énigmatique. Sur le cargo, elle est revenue à moi. Nous ne sommes pas sur terre par hasard. Le vrai lieu, c’est de trouver sa place dans ce jardin que nous sommes tenus de planter et de cultiver. Le grand voyage n’est pas uniquement géographique, c’est cette plongée en soi pour arriver à comprendre qui nous sommes, quel est notre „vrai lieu“, celui où notre âme s’épanouit. Le sens de notre vie sur terre, c’est de laisser le lieu dans lequel nous sommes arrivés plus beau que quand nous l’avons trouvé. Je suis sur terre parce que je dois clamer la beauté de la vie. Nous sommes tous quelque part dans un espace ouvert à l’infini, où tous les possibles sont là pour s’offrir le spectacle de l’univers.

Plusieurs écrivains vous ont accompagnée pendant votre odyssée …

J’ai fait le premier voyage avec mon petit carnet. Pour le deuxième, je me suis bardée de livres comme étant une possibilité de recours. J’ai découvert que les grandes figures de la littérature étaient des livres de voyages. Homère, Dante, Cervantès, Proust – et son voyage en mémoire –, Moby Dick d’Herman Melville qui, pour pouvoir se venger et tuer la baleine, va faire un voyage intérieur que nous sommes amenés à faire tous autant que nous sommes. En ce temps de pandémie, c’est justement le moment parce qu’il s’agit de recréer le monde avec tout ce qui nous a été donné. J’ai fait ce voyage bien avant, mais le confinement a été le moment où tout d’un coup j’ai eu besoin de raconter cette histoire. Je voulais embarquer les gens avec moi. Certes on ne peut plus voyager, mais il y a cet autre voyage d’introspection, de recherche d’une beauté et d’une harmonie.

Quelles sont les conséquences de cette traversée dans votre vie?

Ce voyage m’a mise au monde, il m’a approchée de moi-même. C’était une maïeutique. Il m’a fait accepter ma finitude, m’a fait comprendre pourquoi je devais mourir et surtout le privilège, la joie inouïe que j’avais d’être en vie. Ici, maintenant. Avant, j’étais dans l’apathie de la vie quotidienne et je n’avais pas le sentiment d’être vivante, de comprendre chaque fibre de mon être. Sur le cargo, j’étais dans un état d’euphorie indicible. J’ai été la joie à ce moment-là. Cette compréhension de mon appartenance à la seconde qui passe, je devais l’incarner et la répercuter. L’écriture a été, pour moi, cette révélation que je pouvais cristalliser, cette beauté que je pouvais mettre en mots pour pouvoir les partager. J’ai écrit beaucoup de choses depuis ce voyage. Il a mûri. J’avais eu envie de retrouver l’entrevision du paradis et de la lumière que j’ai vécue sur le cargo. Ce qui m’a été donné à voir une fois, je ne pourrais pas le revivre. Le livre raconte cette révélation et les tentatives que j’ai faites pour la retrouver dans une joie plus profonde. J’ai écrit avec un rapport de recherche de la vérité. J’ai compris ce que dit Tolstoï: „il faut écrire la vérité de la vie à bout-portant“, ne plus distraire à force de mensonges. Je voulais écrire des choses comme ce que Nikos Kazantzakis, Arthur Rimbaud avaient provoqué en moi. Ce sont des êtres éminemment talentueux qui ont réussi à concentrer en un seul personnage mille vies.

„Le Grand Large“, Christiane Rancé, Ed. Albin Michel