CinémaIl a bu son verre comme les autres

Cinéma / Il a bu son verre comme les autres
Thomas Vinterberg Photo: AFP/Jeff Pachoud

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Sacré meilleur film étranger lors de la cérémonie des Oscars 2021, le dernier film de Thomas Vinterberg faisait également partie de la sélection officielle du Festival de Cannes 2020. Des distinctions qui laissent perplexes.

En 1998 sortait „Festen“, chef-d’œuvre de Vinterberg sacré Grand Prix du Jury à Cannes. Subversif, violent, nécessaire et osé, ce prodige du cinéma danois ne remportait toutefois pas l’Oscar du meilleur film étranger, une distinction dont le réalisateur danois rêve „depuis qu’il a cinq ans“. Plus de vingt ans plus tard, le voilà enfin couronné: le 25 avril dernier, Vinterberg a reçu à Los Angeles sa statuette, qu’il a dédiée à sa fille, Ida, décédée quatre jours après le début du tournage de „Drunk“ dans un accident de la route. Ce qui avait commencé comme une ode à l’alcool devenait à présent une nécessité de célébrer la vie. Malheureusement, le film de Vinterberg n’a provoqué en nous ni joie, ni peine, ni colère – seulement un étonnement et une frustration de constater notre propre indifférence.

Un constat d’autant plus ironique que le problème de départ du protagoniste de „Drunk“, (excellent Mads Mikkelsen) est précisément l’indifférence (celle qu’il subit comme celle dont il fait preuve). Martin est professeur d’Histoire dans un lycée où enseignent également ses trois meilleurs amis (Thomas Bo Larsen, Magnus Millang, Lars Ranthe). Quelque peu timoré, il ennuie ses élèves, lasse sa femme et ses enfants. Pas de vague dans son existence: personne ne hausse le ton, les conversations sont distraitement polies, tout est morne. Seul pic dans cet électrocardiogramme trop plat, les têtes blondes qui font face à Martin en classe le convoquent à une réunion afin de lui faire part de leur inquiétude: son cours n’est pas à la hauteur. En un mot, tout chez Martin – sa vie, son œuvre, son être – est médiocre: sans passion ni force vive.

Lors d’un dîner avec ses amis, Martin refuse du champagne (il conduit), lui préférant une eau gazeuse sans citron. Devant cette nouvelle marque du manque de joie et de confiance en soi qui dévore Martin, son ami Nikolaj évoque la théorie du philosophe norvégien Finn Skårderudselon, selon laquelle l’homme aurait un déficit naturel de 0,5 g d’alcool par litre de sang dans le corps. Pour pallier à ce manque, une solution: se griser au quotidien, retrouver la „musicalité de la vie“. Aussitôt dit, aussitôt acté: sous couvert d’expérience sociale et biologique, nos quatre amis se lancent dans une expérimentation, qu’ils documentent (on regrettera l’aspect très succinct de ce carnet de bord qui aurait pu apporter profondeur et humour au tout). Pour établir les règles du jeu, ils prennent pour exemple les grands de ce monde: Ernest Hemingway (l’auteur du fameux mot „Write drunk, edit sober“) qui ne buvait jamais après 20 h, Winston Churchill, Franklin D. Roosevelt, le pianiste Klaus Heerfordt …

La tête hors de l’eau

Forts de ces exemples, les quatre amis s’en donnent à cœur joie, réfutant la possibilité d’être alcooliques („nous décidons de quand nous buvons, un alcoolique ne peut s’en empêcher, lui“) et font l’expérience de leur autre (cette part d’eux que la sobriété cachait au monde), pour le meilleur et pour le pire. Ou plutôt, pour le „un peu mieux“ et le „un peu moins bien“. Car le problème de „Drunk“ est cette impression constante que nous avons de naviguer en eaux tièdes et de rester, malgré les excès, dans la modération – aussi bien dans le drame que dans la signification profonde du film. On sort du film avec l’impression que ni l’expérience, ni la réflexion n’ont été menées jusqu’au bout, et que les personnages comme le réalisateur se sont contentés de pointer du doigt les effets – bénéfiques et néfastes – de leur expérience, sans jamais vraiment toucher à l’os. Vintenberg semble avoir entaillé l’épiderme et s’être arrêté au moment où le sang commençait à perler – libre au public de tirer à présent ses propres conclusions.

On est loin de „La Grande bouffe“ de Marco Ferreri, dans lequel quatre bourgeois à la vie morne décidaient de faire de leurs excès pantagruéliques le moyen de mettre fin à leurs jours. Et l’on ne parvient pas, comme Tonino Benacquista dans son roman „Quelqu’un d’autre“, à donner à ressentir dans la chair ce que cela fait de commencer sa journée par un verre de vodka poivrée. Avec „Drunk“, on reste la tête hors de l’eau, sans blessure ni baume, sans révélation ni trouble. Pas de réelle critique politique, pas de dissection d’une culture particulière ou de remise en question d’un privilège, non plus que de proposition subversive ou radicale – il nous reste avant toute chose un sentiment de déception et de regret de n’avoir pas vécu ce film comme l’ode à la vie qu’il se voulait être.

Toutefois, la danse délurée finale de Mikkelsen nous laisse apercevoir ce que cet hymne aurait pu être. Peut-être Vinterberg s’est-il trompé de sujet en choisissant l’angle de l’alcool. Car dans son film, ce n’est pas l’alcool qui fait naître l’ivresse, mais la danse, la transe, et la liberté qui en émane – cette capacité de l’être humain à se mouvoir hors des cadres, injonctions, attentes et règles, nourri et accompagné par ses pairs et ceux qui lui sont chers.