Passion livresMeurtre avec paysage: „L’Inconnu de la poste“ de Florence Aubenas

Passion livres / Meurtre avec paysage: „L’Inconnu de la poste“ de Florence Aubenas
Florence Aubenas Photo: Patrice Normand

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Dans son dernier livre en forme d’enquête au titre digne de Simenon, la journaliste et grand reporter Florence Aubenas suit la trace d’un fait divers tragique survenu dans un village du Haut-Bugey en 2008, l’assassinat de Catherine Burgod dans le bureau de poste où elle travaillait. Quelques minutes dans la vie d’un village ordinaire aux habitants ordinaires, vingt-huit coups de couteau et un assassin qui reste, aujourd’hui encore, „L’Inconnu de la poste“.

Autant le dire d’entrée, on plonge dans le livre de Florence Aubenas comme dans l’une de ces séries télévisées qui, par leur scénario et leurs personnages, subjuguent le spectateur et l’entraînent irrésistiblement dans une débauche d’épisodes et de saisons. Dans l’attente d’un dénouement, d’une vérité, d’une fin. De fin, le livre de l’auteure du „Quai de Ouistreham“ (L’Olivier, 2010) est pourtant dépourvu et il nous laisse dans l’insatisfaction d’un réel récalcitrant, puisque le meurtre de cette femme de 41 ans n’a toujours pas été résolu et que le principal suspect, Gérald Thomassin, ancien acteur tombé dans la marginalité, a bénéficié d’un non-lieu à l’été 2019. Et a disparu depuis lors.

Dans ce fait divers, on le comprend, tous les ingrédients sont là pour que le réel dépasse la fiction. Avec son talent de décryptage et d’écriture, sa capacité à rendre vivants les personnages autant que les paysages, à se projeter dans les existences pour les partager, toujours à bonne distance, Florence Aubenas réalise, dans „L’Inconnu de la poste“, la peinture plus vraie que nature d’un petit monde oublié, bien loin des métropoles et des champions de la mondialisation.

Les personnages sont à la hauteur d’un décor qui raconte déjà une forme de défaite, le déclassement des territoires éloignés des grands axes: le Haut-Bugey, le lac de Nantua – cette „beauté délaissée“, autrefois lieu de tourisme et de villégiature, victime du contournement de l’autoroute construit dans les années 70 –, ses rives où les anciens palaces ont été transformés en appartements, le village de Montréal-la-Cluse, partagé entre son air de bourg à l’ancienne et son destin de petite ville ouvrière au service de la „Plastic Vallée“ qui fait vivre toute la région avec ses usines, jusqu’à Oyonnax.

Sur le devant de la scène – qui se déroule dans le bureau de poste du vieux village, l’un des rares services publics maintenus là contre vents et marées –, il y a Gérald Thomassin, cet acteur de cinéma sujet aux addictions et qui vit en marge, César du meilleur espoir masculin en 1991 pour son rôle dans „Le Petit Criminel“ (cela ne s’invente pas …) de Jacques Doillon; l’une de ces étoiles filantes à la trajectoire éphémère, venue rejoindre des compagnons d’infortune dans ce coin perdu et bon marché, où une vie est encore possible avec pas grand-chose. Marginal parmi les marginaux, innocenté après avoir été soupçonné du meurtre de la postière, Gérald Thomassin se volatilisera fin août 2019, alors qu’il devait se rendre à Lyon pour une convocation judiciaire, avec l’espoir de s’en sortir définitivement, au terme de deux années de prison et d’une très longue instruction. A ses côtés, compagnons de déroute et de boisson, un temps soupçonnés de complicité, Rambouille et Tintin, autres figures, autres destins brisés.

De l’autre côté de cette misère, lui faisant face, Raymond Burgod, le père de Catherine, une personnalité du village, notable à l’ancienne qui sait impressionner son monde, son existence ruinée par le meurtre de sa fille, cette „merveille“ qui a fait tourner les têtes et battre les cœurs des kilomètres à la ronde. Et puis Catherine Bourgod, seule et unique employée du bureau de poste de Montréal-la-Cluse – une femme en rupture de couple, séparée de celui qu’elle avait épousé à 16 ans, mère de deux enfants, anciennement dépressive, désireuse de retrouver l’envie de vivre, enceinte de son nouveau compagnon au moment du drame.

En toile de fond, le futur ex-mari malmené par la séparation, „la bande de la poste“, formée des copines de Catherine, les lieux de déglingue où les perdants se retrouvent pour rêver une autre vie, les histoires d’amour et de rupture entre gens d’ici, les soupçons et les jalousies, dans ce coin où tout le monde connaît tout le monde: „Avant le premier rendez-vous, on sait déjà tout les uns des autres, les défauts, les revenus, les petites coquetteries et la raison pour laquelle – sans doute – on finira par se quitter.“

„Le Crime“, „La chasse“, „Les larrons“, „Le choc“, la passionnante enquête de Florence Aubenas se fait en quatre étapes, la dernière étant consacrée à l’arrestation d’un nouveau suspect, plus de dix ans après les faits, „dix ans d’enquête, des centaines de personnes entendues, deux hommes mis en examen, près de quatre cents prélèvements ADN, la vallée ratissée dans tous les sens“ …

Pourtant, le cœur de son livre bat au travers de ses personnages déclassés aux solitudes mineures ou aux fulgurances passées. Gérald Thomassin, cet acteur à l’étrange destin, un pied dans le cinéma, l’autre dans la rue, est assurément de ceux-là. Ce sont eux qui donnent à cette histoire sérieusement documentée et magnifiquement relatée toute la dimension singulièrement tragique de ce fait divers. Une enquête qui dépasse de loin son caractère journalistique pour atteindre à la littérature.

Laurent Bonzon

Florence Aubenas

„L’Inconnu de la poste“
Editions de l’Olivier, 2021
238 p., 19 €