AnalyseLes relations entre la Turquie et le Royaume-Uni: entre Realpolitik et affinités affectives

Analyse / Les relations entre la Turquie et le Royaume-Uni: entre Realpolitik et affinités affectives
La répression s’abattant sur des étudiants à Istanbul n’a pas fait obstacle à la signature de libre échange entre Londres et Ankara Photo: AFP/Bulent Kilic

Jetzt weiterlesen! !

Für 0,59 € können Sie diesen Artikel erwerben.

Sie sind bereits Kunde?

Le Luxembourgeois Laurent Mignon, professeur associé à l’Université d’Oxford, où il enseigne le turc, s’interroge sur le rapprochement entre deux pays gouvernés par des partis xénophobes, de tendance autoritaire, et ultralibéraux sur le plan économique.

Alors que la répression continuait à s’abattre sur les étudiants de l’Université de Bogazici à Istanbul, qui protestaient contre la nomination par Recep Tayyip Erdogan d’un nouveau président à la direction de leur université, le Royaume-Uni signait un accord de libre échange avec la Turquie, entré en vigueur au début de l’année.

Que le Global Britain, tant vanté par les idéologues du Brexit, ne soit pas devenu un champion des droits de l’Homme, ne surprend pas vraiment. Cependant, c’est un signe des temps que la patrie de John Stuart Mill signe un accord avec la Turquie, alors que sont violemment réprimées les manifestations défendant l’autonomie d’une institution universitaire connue comme refuge de la pensée libérale d’inspiration anglo-saxonne.

La Realpolitik à l’ère de l’ersatz

En quittant l’Union européenne, le Royaume-Uni n’avait d’autre choix que de négocier un nouvel accord commercial avec la Turquie, puisque, jusqu’à présent, les échanges entre les deux pays avaient eu lieu dans le cadre de l’Union douanière. Toutefois, les négociations étaient dépendantes des termes de l’accord de commerce et de coopération entre l’Union européenne et le Royaume-Uni. En raison des obligations découlant de l’Union douanière entre l’Union européenne et la Turquie, cette dernière ne peut signer d’accord commercial préférentiel avec un pays tiers.

L’accord entre la Turquie et le Royaume-Uni ne fait donc que remplacer partiellement les opportunités qui existaient dans le cadre de l’Union, mais il est d’une importance vitale pour l’économie bien malmenée des deux pays. Comme le rappelait la ministre du Commerce turque, Ruhsar Pekcan, les exportations de la Turquie vers le Royaume-Uni avaient été 11,2 milliards de dollars et les importations de 5,6 milliards de dollars durant l’année écoulée.

Le Royaume-Uni sous Boris Johnson est bien un pays qui vit à l’ère de ersatz et ce au propre comme au figuré. Malgré l’accord entre le gouvernement britannique et l’Union européenne, les échanges commerciaux avec le continent connaissent de nombreuses perturbations. Selon les données de la Road Haulage Association, l’Association des transporteurs routiers, les exportations depuis les ports britanniques vers l’Union européenne auraient chuté de 68% en janvier par rapport à la même période de l’année précédente. Le gouvernement de Boris Johnson se doit aussi de remplacer les nombreux accords existants entre des pays tiers et l’Union européenne. Parmi ceux-ci, l’accord de libre-échange avec la Turquie est le cinquième en importance, après ceux négociés avec le Japon, le Canada, la Suisse et la Norvège.

Toutefois, il a une signification particulière, puisqu’il montre que la déclaration du ministre des Affaires étrangères britanniques, Dominic Raab, l’été dernier, que, malgré tous les changements, le Royaume-Uni resterait „déterminé à être une force pour le bien dans le monde, avec la démocratie, les droits de l’Homme et l’Etat de droit international agissant comme nos phares“, fait donc bien parti d’une rhétorique d’une époque révolue.

Les affinités affectives

Mais l’accord avec la Turquie n’est-il vraiment que le produit de la Realpolitik à l’ère de la pandémie et du Brexit. A première vue, de nombreux indices semblent confirmer cette hypothèse. Tout au long de l’année écoulée, Londres est resté fort silencieux alors que l’Union européenne, à commencer par Paris et Berlin, exprimait son inquiétude face à l’expansionnisme turc en Méditerranée orientale et les menaces que cette politique représentait pour les pays membres que sont la Grèce et Chypre.

De même, le gouvernement de Boris Johnson n’a guère élevé le ton face à l’interventionnisme turc en Libye et dans le Caucase. Tout cela indique que le Royaume-Uni essayait de ne pas froisser un futur partenaire ayant, lui aussi, une relation d’amour-haine avec le projet d’unification européenne.

Pourtant il est légitime de se demander si ce n’est pas un autre terme allemand qui permettrait de mieux comprendre les relations entre Londres et Ankara: Wahlverwandschaft, l’affinité affective. Au moment de la signature, Ruhsar Pekcan expliqua que l’accord était „la conséquence d’une approche et volonté communes“ des deux gouvernements. Au-delà du discours diplomatique de rigueur dans ce genre de circonstances, Pekcan faisait un rappel important. Le terme qu’elle utilisait en turc „anlayis“, traduit ici par approche, a un champ sémantique assez vaste allant de „la compréhension“ à „l’esprit“.

En évoquant la façon commune des gouvernements turc et britannique d’appréhender le monde, elle faisait peut-être bien un clin d’œil à l’histoire récente: en novembre 2013, le Parti de la justice et du développement (AKP) de Recep Tayyip Erdogan avait rejoint l’Alliance des conservateurs et réformistes européens (aujourd’hui l’Alliance des conservateurs et réformistes en Europe [ACRE]), un parti paneuropéen ultraconservateur lié au groupe des Conservateurs et réformistes européens au sein du parlement européen.

L’AKP est aujourd’hui un mouvement politique qui allie souverainisme, xénophobie et ultralibéralisme économique, comme bien des partis européens dits ‚populistes’, mais qui sont en fait d’extrême-droite

Le Parti populaire européen (PPE), auquel l’AKP avait longtemps été affilié avec le statut d’observateur, n’avait jamais accordé de statut de membre à part entière au parti turc, qui, exacerbé, avait fini par rejoindre le nouveau parti eurosceptique et national-conservateur fondé en 2009 par les Conservateurs britanniques de David Cameron. A l’époque déjà, les Conservateurs semblent n’avoir été nullement dérangés par la violente répression du mouvement de protestation du parc de Gezi à Istanbul. Le discours souvent islamophobe de ses membres faisait de l’ACRE un bien étrange compagnon de route pour l’AKP.

Or cet épisode est assez significatif. Trop souvent, les observateurs critiques de la politique de l’AKP se focalisent sur la question de la religion et „islamisent“ le problème. La discussion se concentre sur les liens du parti avec les Frères musulmans, le Qatar et les visées d’inspiration islamiste du parti dans les banlieues européennes. Certes, c’est une dimension de la problématique. Mais elle ne doit pas faire oublier que l’AKP est aujourd’hui un mouvement politique qui allie souverainisme, xénophobie et ultralibéralisme économique, comme bien des partis européens dits „populistes“, mais qui sont en fait d’extrême-droite.

Et en ce sens l’accord entre les gouvernements turc et britannique est avant toute chose le produit de leurs affinités affectives. Il entérine le rapprochement entre deux pays gouvernés par des partis xénophobes, de tendance autoritaire, et ultralibéraux sur le plan économique. Toutefois, comme l’ont montré les manifestations contre le Brexit ces dernières années et les mouvements de protestation en Turquie, le Parti conservateur de Boris Johnson n’est pas le Royaume-Uni, pas plus que l’AKP de Recep Tayyip Erdogan n’est la Turquie. Il est important de s’en souvenir, car si une autre Europe reste possible, elle ne se construira pas sans tendre la main aux démocrates et humanistes aux marges de l’Union.