Prix littérairesPiétiner l’oubli: „Un crime sans importance“ d’Irène Frain remporte le prix Interallié

Prix littéraires / Piétiner l’oubli: „Un crime sans importance“ d’Irène Frain remporte le prix Interallié
Irène Frain reçoit le prix Interallié pour „Un crime sans importance“ Photo: AFP/Stéphane de Sakutin

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Pour contrecarrer l’inaction de la police et le silence de sa famille, une romancière reconstitue la vie de sa sœur assassinée et décrit l’envers de la vie urbaine dans une banlieue parisienne. Si la plongée dans l’intimité familiale est touchante, le récit d’Irène Frain est lesté par un style quelconque, qui ne trouve souvent que des lieux communs pour raconter l’indicible.

„J’ai entrepris d’écrire ce livre quatorze mois après le meurtre, quand le silence m’est devenu insupportable“: c’est ainsi que débute „Un crime sans importance“, où Irène Frain raconte l’assassinat sauvage de sa sœur aînée, un beau samedi de rentrée scolaire, alors que la septuagénaire était absorbée par la confection de sachets parfumés à la lavande dans son pavillon situé dans une impasse, à une centaine de mètres d’un magasin Decathlon et de son gigantesque entrepôt.

C’est de l’extérieur que l’autrice aborde ce fait divers, commençant par „les faits“, „les rumeurs, les récits“. Elle essaie de reconstituer la journée du meurtre avec ce que l’enquête a révélé – c’est-à-dire avec rien ou presque, puisque quatorze mois après les faits, le policier en charge des investigations n’a toujours pas remis son rapport d’enquête au tribunal. Du coup, ce début de récit est surtout parsemé de témoignages recueillis dans l’article d’un journaliste, qui parlera de „massacre“ (le maire, lui, évoquera „Orange mécanique“), la narratrice restituant avec minutie les activités auxquelles les résidents de la ville auraient pu s’adonner au cours du weekend de septembre fatidique pour conclure que „ce samedi-là, la routine a parfaitement fait son métier de routine, et la banalité son métier de banalité“.

La reconstitution de ce fait divers se fera d’abord à distance, une narratrice impersonnelle évoquant le jour de l’agression, le séjour à l’hôpital puis le décès de la victime, consultant des cartes aériennes et la Street View de Google pour décrire la maison et ses environs boisés, les centres commerciaux et zones d’activités ainsi qu’une cité dite „sensible“ située non loin du pavillon de la victime, son regard se rapprochant d’abord imperceptiblement, „dévidant“ des „conjectures“ de plus en plus précises quant à l’emploi du temps de la septuagénaire, zoomant sur sa vie jusqu’au moment où, décrivant les obsèques avec un souci du détail trop précis pour qu’on puisse encore l’attribuer à un observateur extérieur, l’on se dit qu’il y a anguille sous roche.

A partir de là, le récit prend un tournant bien plus personnel, la narratrice anonyme s’incarnant dans cette femme au manteau bleu-noir qui, au moment de quitter le cimetière, lance un dernier regard „anxieux à la fosse toujours béante“: l’on apprend alors que la victime, Denise, était la sœur aînée d’Irène Frain qui sur un ton simple, intime mais toujours voilé par une certaine pudeur, se rappelle l’enterrement, l’homélie du pasteur qui, préférant parler sur un ton optimiste du „Grand Plan de Dieu“ taira le crime, le silence de Tristan, l’un des fils de Denise, qui n’a pas téléchargé le fichier contenant de vieilles lettres et des photos digitalisées de sa mère qu’Irène lui envoie le lendemain des funérailles.

Emmuré dans le silence

Elle dira alors son impatience grandissante face à une enquête qui piétine, dira ses entrevues avec un homme de loi qui lui fait comprendre qu’elle ne pourra se constituer partie civile qu’à partir du moment où le rapport d’enquête aura été remis à la justice. Or, on l’a déjà dit, le policier, qui se dit pourtant très concerné par l’affaire, tarde à le produire, ce rapport: c’est le début d’une errance dans les dédales kafkaïens de la justice. Elle dira encore sa colère montante, mais en viendra aussi à brosser, dans une troisième partie intimiste, le portrait touchant de cette sœur aînée dont l’éclat et l’intelligence la promettaient à un destin brillant, cette sœur choyée qui tirait à elle seule ses parents du silence de l’après-guerre dans lequel ils s’engonçaient, faisant entrer les livres et les disques dans la maison, cette sœur qui, un jour, alors qu’elle fait des études à Rennes, retourne au bercail pour soigner une dépression.

Ce sera le début de ses troubles bipolaires sévères, le début des réactions erratiques, le début d’une sorte de rancune que Denise semble éprouver envers Irène – et la fin de cette époque d’innocence qu’Irène se rappelle avec d’autant plus de nostalgie qu’elle suivra l’avis du médecin soignant qui l’enjoint à ne plus revoir sa sœur, coupant alors les ponts avec celle qu’elle appelait sa „fée-marraine“.

En couronnant le récit d’Irène Frain, le jury du prix Interallié demeure fidèle à son choix de l’année précédente, puisqu’après „Les choses humaines“ de Karine Tuil, l’on reste dans une fiction qui se préoccupe de justice (non faite) et de violence faites aux femmes. Sous certains aspects, „Un crime sans importance“ se lit comme le pendant intime de „Personne ne sort les fusils“ de Sandra Lucbert (prix Les Inrockuptibles dans la catégorie essai), où il s’agissait aussi de rendre justice, de donner voix à ceux et celles qui en restaient dépourvus – sauf que, là où l’approche de Sandra Lucbert était neutre, profitant de cette distance pour en tirer une analyse sociolinguistique sur les ravages de l’entrepreneuriat, Irène Frain est émotionnellement impliquée, qui cherche moins à découvrir la vérité que de capturer, dans les mailles de l’écriture, la vie de sa sœur – et ce qui les liait.

Quand Frain se lance dans une analyse diachronique où elle montre comment cette „petite ville en lisière de la Beauce“ dont la „verdure à foison“ avait jadis attiré les „jeunes cadres des Trente Glorieuses“ avant qu’elle ne soit démolie par une „noria d’excavatrices et de bulldozers“ qui la transforment en cité-dortoir sans âme, quand elle décrit le „corset de bâtiments commerciaux“, „ces confins semi-industriels, semi-pavillonnaires, où tout peut arriver comme dans les films des frères Coen, à commencer par le pire“, elle trouve les mots justes, mais s’arrête à la surface, se contente de faire allusion à des liens (certes probables) entre la mort de sa sœur et la façon dont le néolibéralisme broie des existences et produit de la violence. Ces analyses, aussi bien formulées qu’elles soient, frôlent parfois un „c’était mieux avant“ de comptoir, puisque manque la mise à nu des structures systémiques profondes qui le perpétuent, ce système.

Images préfabriquées

On pense aussi à ces écrivains-investigateurs qui, comme Truman Capote ou, plus récemment, Philippe Jaenada, entendaient élucider des crimes là où la police ou la justice, par lassitude, corruption ou encore à cause de „l’important délai de traitement dû à la surcharge de travail des services spécialisés ayant les compétences nécessaires“, échouait. Pourtant, point de référence à cet héritage. Si Irène Frain évoque „Cold Case“, Columbo et Poe, l’autrice ne se voit pas vraiment comme enquêtrice: après une première partie qui restitue la journée du meurtre par recoupement de versions, Frain se focalise sur la description de son deuil et de sa colère, faisant piétiner son récit, qui miroite ainsi l’inaction de la justice. Ça n’est qu’au cours de la cinquième et dernière partie qu’elle retourne sur les lieux du crime pour affronter son passé traumatique, accompagnée d’une amie journaliste qui parle aux résidents – et découvre plus que l’autrice (et la police et la justice) en un an.

Si Irène Frain écrit elle-même qu’elle „n’arrive qu’à aligner des images préfabriquées“, une telle autocritique n’est jamais qu’une manière de dire, avec les moyens de la prétérition, qu’il est ardu d’évoquer un réel traumatique – et qu’on compte bien ne pas s’en laisser compter, par ce réel. Quand on y regarde de plus près pourtant, l’on constate que c’est là que bât le blesse: l’écriture d’Irène Frain est souvent trop grandiloquente, surtout quand elle commente avec complaisance son activité d’autrice (l’avocat pense qu’elle pourra obtenir un traitement de faveur parce qu’elle écrit) et qu’elle cite les onze carnets qu’elle a remplis pour faire face au traumatisme.

Un ami lui a en effet conseillé d’écrire afin que cette mort ne „reste pas sans voix“ – car même si la narratrice prend de la distance par rapport aux carnets dans lesquels elle a griffonné, le côté brouillon de ceux-ci contamine son récit, parsemé d’images souvent éculées: la Justice est un „mastodonte“ un peu mou, la banlieue un „trou noir“, l’automne „incendie des rangs de peupliers“, l’écriture est salvatrice comme „une tisane miraculeuse“, les morts „vivent constamment à nos côtés, nous accompagnent au quotidien; leur dernière demeure, davantage que leur tombe, est notre mémoire“ et quand „la banlieue se meurt“ et que „la ville s’annonce“, l’autrice sort, comme Stendhal avant elle, son miroir.

Au final, „Un crime sans importance“ oscille un peu trop entre le récit d’un deuil, la chronique d’un échec systémique et la contre-enquête initiée par l’autrice. Si le langage avait été plus travaillé, l’on aurait pu être bouleversé par ce récit un peu brouillon, réellement touchant, qui touche à un sujet crucial. En l’état, le langage d’Irène Frain est trop souvent à l’image des pavillons préfabriqués qu’elle décrit: s’il ne dessert pas son propos, il n’arrive pas non plus à le transcender.

Info

Irène Frain, „Un crime sans importance“, prix Interallié, Editions du Seuil, 256 pages, 18 euros