L’histoire du temps présentL’électorat noir et la guerre culturelle

L’histoire du temps présent / L’électorat noir et la guerre culturelle
Aux prochaines élections, l’électorat noir sera vraisemblablement de nouveau l’un de ses principaux enjeux Photo: AP/dpa/Darron Cummings

Jetzt weiterlesen! !

Für 0,59 € können Sie diesen Artikel erwerben.

Sie sind bereits Kunde?

L’élection présidentielle qui a eu lieu le 3 novembre a probablement été la plus dramatique dans l’histoire récente des Etats-Unis. Si Joe Biden l’a finalement emporté, au bout d’une course beaucoup plus serrée que prévu, c’est grâce à la mobilisation des électeurs noirs. Mais si ceux-ci sont traditionnellement acquis au Parti démocrate, cela n’a pas toujours été le cas.

La campagne présidentielle américaine de 2020 a eu lieu dans une atmosphère particulièrement tendue, marquée par le Covid-19 et les manifestations contre le racisme, hystérisée par la personnalité du président sortant, le républicain Donald Trump, ainsi que la conviction affichée dans chaque camp que le succès de l’adversaire mènerait le pays à sa perte. Ce contexte a cependant aussi provoqué une mobilisation sans précédent des électeurs américains qui ont été près de 155 millions à donner leur voix.

Les coups de théâtre ne se sont pas arrêtés le jour de l’élection. Trump, comme quatre ans auparavant, a de nouveau humilié les sondeurs qui, quasiment unanimes, lui avaient prédit une défaite écrasante, créditant son challenger démocrate, Joe Biden, d’une avance de huit à douze points. Quelques heures après la fermeture des bureaux de vote, il semblait même en capacité de remporter l’élection. Puis, au fil des jours, au bout de décomptes fastidieux, les Etats clés sont tombés l’un après l’autre du côté de Biden.

L’électorat noir dans les Etats clés

La capacité de ce dernier de capter l’électorat noir a été pour beaucoup dans sa victoire. 90 pour cent des électeurs afro-américains ont voté pour lui et pour sa colistière, Kamala Harris, première femme – et première femme noire – à briguer la vice-présidence. Ils leur ont permis de remporter des Etats aussi importants que la Pennsylvanie et le Michigan et de conquérir la Géorgie.

Le fait qu’une proportion écrasante des Noirs américains ont apporté leurs suffrages aux démocrates n’a en soi rien de surprenant, ils le font depuis des décennies. Cela n’a toutefois pas toujours été le cas. Il y a plus d’un siècle et demi cela aurait même paru aberrant. L’électorat noir était alors presque entièrement acquis au Parti républicain, le parti d’Abraham Lincoln.

Ce n’est qu’après la Guerre de Sécession que les Afro-Américains, pas seulement les esclaves affranchis mais aussi les „gens de couleur libres“ (free people of color), sont devenus des citoyens américains. Ces nouveaux électeurs se mirent bien entendu à voter pour les républicains, d’une part parce que ces derniers n’avaient jamais cessé de dénoncer l’esclavage mais d’autre part aussi parce qu’ils n’avaient pas vraiment le choix.

Dans le Sud des Etats-Unis, où vivait alors la plus grande partie de la population noire, le Parti démocrate était celui des anciens confédérés revanchistes et des partisans de la suprématie blanche. A partir des années 1870, ceux-ci réussirent à priver les Noirs de leurs droits civiques grâce à des subterfuges légaux et par la terreur. Le Parti démocrate sudiste imposa son hégémonie aux Etats du Sud et y imposa des lois de stricte ségrégation raciale qui reléguaient de nouveau les Noirs dans une position d’infériorité.

Alors quand et pourquoi, comment, les Noirs américains sont-ils passés du côté démocrate? L’explication qui a longtemps été avancée est que la transition a eu lieu dans les années 1960, lorsque les démocrates apportèrent leur soutien au mouvement noir pour les droits civiques. Bien que cette époque soit importante, le mouvement avait commencé trois décennies plus tôt, pendant la crise des années 1930.

La nouvelle donne

Le premier président démocrate à remporter une part substantielle des suffrages noirs fut Franklin D. Roosevelt. C’est lui qui, confronté au chômage de masse provoqué par la plus grave crise économique du vingtième siècle, commença à faire du Parti démocrate ce qu’il est aujourd’hui, une force politique tendant vers le centre-gauche, misant sur l’intervention de l’Etat et la protection des minorités.

Contrairement à son prédécesseur, qui avait réduit la dépense publique, Roosevelt lança un programme de grands travaux, financés par l’Etat. Sa politique du New Deal permit à de nombreux chômeurs de retrouver un emploi et favorisa aussi le développement de régions sinistrées, notamment dans le Sud. Elle offrit ainsi de nouvelles perspectives à beaucoup d’Afro-Américains qui, en retour, aidèrent le président à être réélu à trois reprises.

Après la mort de Roosevelt, son vice-président et successeur, Harry Truman, réussit à maintenir cette tendance. Tirant les leçons de la Deuxième Guerre mondiale, au cours de laquelle les Etats-Unis avaient grandement contribué à détruire le Troisième Reich et son idéologie raciale, au nom des valeurs démocratiques, Truman estimait qu’il était inacceptable que son pays continue à discriminer ses citoyens noirs, qu’il les traite en sous-hommes.

En 1948, il supprima les restrictions racistes dans les instances fédérales. La ségrégation fut supprimée dans l’armée et dans les administrations centrales. Ces mesures permirent au Parti démocrate de fidéliser durablement une partie des électeurs noirs. Au début des années 1950, près de la moitié de ceux-ci déclaraient être démocrates.

La déségrégation lancée par Truman au niveau fédéral fut poursuivie, au niveau des Etats, par son successeur républicain, Dwight Eisenhower. Ce dernier mobilisa même la garde nationale de l’Arkansas, un Etat du Sud dirigé par les démocrates, pour permettre à des élèves noirs de fréquenter une école publique, comme ils en avaient désormais le droit.

Les principales lois qui firent des Afro-Américains des citoyens réellement libres, juridiquement égaux au reste de leurs compatriotes furent toutefois adoptées au cours des présidences de John F. Kennedy et de Lyndon B. Johnson, tous deux démocrates. Leurs réformes politiques furent par ailleurs complétées par une suite de réformes sociales, qui menèrent notamment à la création de Medicare, le premier système d’assurance-santé géré par le gouvernement fédéral.

Guerre culturelle

Si les politiques de Kennedy et de Johnson n’enclenchèrent pas le mouvement d’adhésion des Noirs américains au Parti démocrate, qui avait déjà commencé depuis longtemps, ils lui donnèrent en revanche un caractère massif et, jusqu’à maintenant, irréversible. En 1960, 32 pour cent des électeurs noirs avaient voté pour le candidat républicain, à peine quatre ans plus tard, ils n’étaient plus que 10 pour cent.

Il faut dire qu’à ce moment-là, le candidat républicain à la présidence était Barry Goldwater, un ultraconservateur farouchement opposé au mouvement des droits civiques dans lequel il voyait un avatar du socialisme. Tandis que les démocrates gagnaient l’essentiel de l’électorat noir, les républicains récupérèrent les électeurs blancs du Sud, déçus par leur ancien parti.

Les premiers commencèrent à se présenter en protecteurs des faibles et des opprimés et les seconds en défenseurs des libertés individuelles et de la liberté d’entreprise. Les progressistes se mirent à dépeindre les conservateurs comme des fascistes, et les conservateurs les progressistes comme des gauchistes. Ainsi se figèrent au milieu des années 1960 les fronts d’une guerre culturelle dont l’affrontement Trump/Biden ne fut que la dernière escarmouche.

Un risque de guerre civile?

La violence verbale – parfois même la violence tout court – qui a caractérisé la campagne de 2020 a de nouveau réveillé les craintes d’une nouvelle guerre civile aux Etats-Unis. Mais si le pire n’est jamais écarté, cette option n’est pas la plus probable. L’irréconciabilité des deux camps est pour partie feinte. L’enjeu du combat est notamment le vote noir, dont les républicains espèrent toujours pouvoir récupérer une fraction.

Depuis une vingtaine d’années, ils ont multiplié les initiatives pour cela, jusque-là en vain. La raison pour laquelle ils ne perdent pas espoir est que l’électorat noir, bien que votant à gauche, est plus religieux et conservateur que la moyenne. Trump a pour sa part aussi misé sur les succès économiques qu’il a remportés avant le Covid.

Tout cela effraie les démocrates qui perdraient toute chance d’arriver au pouvoir s’ils gagnaient moins de 80 pour cent du vote noir. Ils ont donc tout intérêt à présenter les républicains comme des racistes et des suprématistes blancs. Mais au final, les modérés des deux camps sont plutôt d’accord sur tout, notamment lorsqu’il est question de politique étrangère ou d’économie.

Dans les prochains mois ils vont d’ailleurs gouverner ensemble, les républicains sont toujours majoritaires au Sénat et les démocrates n’ont qu’une mince majorité à la Chambre des représentants. La guerre culturelle reprendra aux prochaines élections et l’électorat noir sera vraisemblablement de nouveau l’un de ses principaux enjeux.