Théâtre„Ligoter les images“

Théâtre / „Ligoter les images“
Cathy Baccega joue Jackie Kennedy  (C) Bohumil Kostohryz

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Au cours d’un monologue court, dense, une autrice (Elfriede Jelinek), une metteure en scène (Valérie Bodson) et une actrice (Cathy Baccega) tissent et déconstruisent une figure mythique: „Jackie“ raconte des fragments de vie d’une épouse présidentielle qui lutte pour trouver, entre un mari qui couche à gauche et à droite et des médias qui s’intéressent principalement à sa tenue vestimentaire, à trouver une identité stable.

Sensation étrange que d’assister à cette dernière de „Jackie“, dimanche après-midi au studio du Grand Théâtre, puisque l’on pressentait qu’il allait s’agir d’une des ultimes représentations théâtrales de cette triste année 2020. C’est donc „Jackie“, ce monologue écrit par la prix Nobel Elfriede Jelinek et qui prête voix à la fameuse épouse du fameux président assassiné, qui aura constitué la conclusion d’une année faite d’annulations et d’un vide culturel à la fois désolant et rageant car illégitime.

Au départ, la scène est plongée dans le noir. Quelques chandelles, un pupitre d’orateur, où est mis en évidence une biographie et un banc d’écolière sont les seuls contours à surgir de l’obscurité: c’est entre ces piliers qui rappellent à la fois un musée et une oraison funèbre que Jackie Kennedy (Cathy Baccega) arpentera, affublée de lunettes de soleil et d’un trench-coat blanc cassé, les cheveux comme „coulés dans du béton“, son apparition si parfaite et soignée qu’elle donne l’impression de s’être échappée d’un de ces magazines de mode au papier glacé.

Cette perfection esthétique entre en contraste avec l’effondrement intérieur dont le personnage témoignera, détonne avec la dureté des mots qu’elle ne mâchera point: ayant appris qu’elle souffre d’un cancer, Jackie décide d’enregistrer ses mémoires pour la postérité. Pour ce faire, différents dictaphones, qu’elle enclenchera et éteindra à de nombreuses reprises, accueillent ses confidences et réflexions.

„Nous les riches“

Au cours du monologue, qui fait partie du recueil „Drames de princesses“, Jelinek s’empare d’un mythe, d’une figure iconique pour déconstruire le portrait hagiographique qui fut souvent fait de cette femme dont chacun a en tête des images – celle de l’assassinat de son mari alors qu’elle fut à ses côtés, notamment – et qui fut déjà l’objet de bien des fictions (l’on se rappelle le récent „Jackie“ du réalisateur chilien Pablo Larraín).

Ainsi, tout au long de ce court texte dense, la Jackie de Jelinek en découd avec les médias, qui ne voient pas la femme sous les accoutrements („on a presque plus parlé de mes vêtements que de moi“, dira-t-elle), elle en découd avec son mari, dont l’infidélité lui a valu une blennorragie qui expliquerait les fausses couches et morts d’enfant dont elle a souffert, elle en découd avec sa famille, qui voulait qu’elle fasse un „riche mariage“.

Au cours du monologue, elle parle de son apparition physique („ma taille n’est pas ce que je voudrais souligner de moi“), du pouvoir („on voit le pouvoir et on ne le voit pas“) et de la célébrité („les gens ne nous voient pas, ils se voient eux-mêmes en nous“), évoquera la dissémination, voire la dissolution de l’identité propre et, surtout, féminine dans les images que les médias et les gens (se) font d’elle („je prends forme en me loupant“). Pointe, inlassablement, l’obsession de l’hagiographie, la peur de la réification, de la lente et muséale transformation en statue, l’angoisse d’être „coulée dans du béton“.

C’est un texte dense, ampoulé, que présente la comédienne. Elle envahit la scène – le studio du Grand Théâtre, un peu grande, moins intime donc qu’elle ne l’aurait été au Centaure. Mais de ce défaut, elle en fait un atout, puisqu’elle l’habitera entièrement à travers cette figure iconique qu’elle incarne et pour laquelle elle a développé, un peu comme Luc Schiltz l’avait fait pour son rôle dans „Monocle“ (où il joua la journaliste Sylvia van Harden), une voix et une tonalité bien à elle, heurtée, ampoulée, maniérée, une voix qui avance par saccades, qui cache ses émotions – sa déception, son amertume, sa souffrance – sous l’affectation, qui les noie dans le cynisme d’un texte complexe, ne laissant percer que rarement des sentiments, dans des tics linguistiques ou faciaux – ce „non“ avec quoi elle commence les scènes, ce rire comme un hoquet –, continuant de monologuer avec stoïcisme alors même qu’elle s’effondre.

Plutôt que de donner à entendre des mémoires classiques, chronologiques, linéaires, le texte de Jelinek est un monologue intérieur qui a du mal à couler et qui se frotte à la réalité de sa situation d’énonciation. C’est à ce mouvement du texte – ses cahots, sa coulée, ses brèches, ses ruptures, sa dureté – plutôt qu’à la figure historique de Jacqueline Kennedy que la comédienne donne corps. Il en résulte une performance intense, où l’on voit une femme qui cherche à „ligoter les images“ afin de s’émanciper du regard pesant d’autrui – et qui nous fait déjà regretter la fermeture des salles (à partir d’aujourd’hui, donc).