Cinéma japonaisFatale complexité: „A girl missing“, de Kôji Fukada

Cinéma japonais / Fatale complexité: „A girl missing“, de Kôji Fukada
Ichiko (Mariko Tsutsui) face au tribunal médiatique Photo: MK2 Films

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Le talentueux réalisateur japonais nous rappelle la complexité de l’être humain et la capacité des idées simples à envenimer sa vie. Sans sombrer dans le bavardage.

Habitant dans un quartier pavillonnaire jalonné de petits immeubles qu’on imagine être celui de la classe moyenne nippone, Ichiko Shirakawa (Mariko Tsutsui) est une infirmière attentionnée, heureuse de s’occuper de la grand-mère de la famille Oishi et de retrouver ses collègues du centre de soins à domicile. C’est une femme à première vu accomplie, qui va bientôt se marier. A première vue seulement.

La première scène du film, nous met en garde contre les apparences. Ichiko dit trouver la sienne très commune au coiffeur qui doit lui teindre les cheveux. Mais de ses mots et de son attitude, l’étrangeté jaillit. Elle fait savoir au jeune coiffeur qu’elle la choisit pour son prénom, qui est celui de son défunt mari, le „pire des maris“, précise-t-elle sans qu’on sache à quel trait de caractère ce titre est dû. C’est peut-être là que réside une faille. On l’imagine travaillée en profondeur par quelque chose qui lui échappe, qui pourrait même l’avoir précédée. Le réalisateur ne nous le dira pas comme il ne nous dit pas tout de suite, prenant un malin plaisir à  brouiller les pistes; qu’Ichiko est en train de tendre un piège à son interlocuteur. Ses envies de changement sont en fait ceux que lui impose la société dans laquelle elle évolue.

L’infirmière se retrouve en effet malgré elle impliquée dans l’enlèvement de la cadette des deux filles de la famille Oishi, qu’elle a pris l’habitude d’aider dans leurs devoirs. C’est elle qui, involontairement, a mis son prédateur, qui n’est autre que son neveu, sur la route de la jeune Saki. Elle hésite à dire ce lien, qui signifierait perdre son lien avec la famille Oishi. La troublante aînée, Mokoto (Mikako Ichikawa) qui entretient des sentiments ambigües pour elle, l’en dissuade. Mais il y a plus à perdre d’un lien.

Car l’enlèvement d’une jeune écolière éveille tous les fantasmes, d’autant plus quand la police et la justice lapidaires ont déserté le terrain. La presse prend alors position et mène l’enquête. Et un journaliste trouve le lien familial et donne une interprétation au silence qu’Ichiko s’est imposée. Elle devient l’infirmière de la terreur mais surtout une bête de foire qu’on traque. Le téléviseur devient un deuxième vidéophone, quand la télé en continue recherche d’informations, fait le piquet devant la maison, devant le travail.

Cache-sexe

Car ce qui mène Ichiko à sa perte, c’est sa curiosité pour la sexualité, et le fait d’en avoir parlé, puis le fait que cette parole se retrouve sur la voie publique, libre de toutes les interprétations d’une société nippone qui cultive l’ambiguïté sur le sujet, entre pudeur transmise et pornographie admise. D’ailleurs, le mariage auquel Ichiko se destine, avec un collègue médecin, semble plus de raison que de passion. Il n’y a plus de mots possibles pour s’expliquer, pour parler du sujet. Les cris et les bruits sont les seuls relais possibles à l’expression du désir.  

Elle devient le bouc émissaire de l’apparition d’une réalité que l’on ne veut pas voir. Les collègues abandonnent le navire, le futur mari également. Il faut protéger sa réputation et tenir ainsi à distance les regards pour qu’ils ne trouvent pas également quelque chose à commenter chez soi. C’est toute la société civile qui faillit à vouloir se maintenir droite dans ses bottes. Dans une société cloisonnée, laborieuse, qui ne s’offre pas le luxe de la nuance. L’important c’est la rumeur, c’est l’excitation de s’imaginer les pires horreurs derrière, à voir l’envers de la docilité et de la pudeur qu’on connait très bien soi-même. Ichiko ne peut être que coupable. Elle ne peut attendre aucune aide pour la victime qu’elle est en fait. 

Kôji Fukada filme la déchéance d’une femme, l’insoutenable fragilité de l’être, mais il nous donne à voir aussi l’hypocrisie d’une société entière, travaillée en profondeur par la sexualité. Dans une interview au magazine américain Filmmaker, le réalisateur nippon dit: „Un film n’est pas quelque chose par lequel j’ai besoin de transmettre un message sur la manière dont les gens doivent vivre.“ „A girl missing“ est une observation plus qu’un manifeste. Une évocation aux accents très européens, non seulement parce qu’il est coproduit par MK2 Films mais aussi parce que le réalisateur avait „Les nuits de la pleine lune“ d’Eric Rohmer et la nouvelle „La plaisanterie“ de Milan Kundera en tête qui ont aussi guidé son regard pour la réalisation de son film. 

Le titre original du film „Yokogao,“ qui signifie „Profil“, donne une indication sur ce qu’est l’intention première du réalisateur, le rappel qu’il n’est jamais possible de cerner toute la complexité d’une personne. Cette impasse est étayée par le formidable travail d’actrice de Mariko Tsutsui, pour donner des traits à cette complexité. Le film semble bâti pour elle, déjà actrice dans „Harmonium“, qui avait valu à Kôji Fukada le prix „Un certain regard“ du festival de Cannes en 2016. Elle est aussi étayée par le scénario signé par le réalisateur. On aurait tort de lui reprocher de ne pas tout dire. Mais s’obliger à expliquer la complexité clouée au pilori par une société qui refuse d’accepter la sienne propre, ce serait justement céder à la facilité. Chercher dans les personnes différentes la source de tous les maux. Kôji Fukada laisse le spectateur faire le chemin que les proches d’Ichiko ne font pas dans le film. C’est dans l’absence de cette idéologie – qui prétend parler à notre place – que se cache sa subversion.