L’art de la conservation„Flugplatz Welt“ de Thomas Hirschhorn au Mudam

L’art de la conservation / „Flugplatz Welt“ de Thomas Hirschhorn au Mudam
„Flugplatz Welt/World Airport“ de Thomas Hirschhorn, propriété du Mudam Photo: Editpress/Julien Garroy

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Oeuvre d’une densité et d’une taille peu communes, l’installation donne à réfléchir aussi bien au spectateur qu’à son conservateur.

„En inventant l’avion, on a inventé l’accident d’avion“, disait le philosophe et architecte français et penseur de l’accélération Paul Virilio pour rappeler que toute invention a ses envers que la propagande du progrès voudrait taire. Et en inventant les installations, l’art contemporain a inventé la conservation des installations. Celle de „Flugplatz Welt“ de Thomas Hirschhorn, visible au Mudam jusqu’au 7 février 2021, n’a toutefois rien d’indicible. „C’est un cas d’école“, acquiesce la responsable de la collection, Marie-Noëlle Farcy.

Composée pour la Biennale de Venise de 1999, l’oeuvre de Thomas Hirschhorn invite à réfléchir sur un phénomène que la décennie qui s’achève alors a rendu tangible: la globalisation des échanges. Le hub aéroportuaire est alors l’endroit où le monde semble effectivement faire village. Hirschhorn place au centre de son oeuvre un vaste tarmac où sont posés des avions venues du monde entier. La tour de contrôle est au centre d’un réseau rendu visible par les câbles en plastique qui renforcent le caractère immersif de l’oeuvre. On tourne autour de ce tarmac et on rencontre des grands panneaux qui passent en revue (de presse) les conséquences économiques et militaires de cette globalisation, les guerres qu’elle ne parvient pas à surgir quand elle ne les déclenche pas et que l’avion rend encore plus destructrice. On y voit l’omniprésence des marchandises et des marques, mais y entend également des voix critiques envers le capitalisme (Spinoza, Gramsci, Deleuze).

Le Mudam a bien soupesé, au moment de l’achat, les questions de conservation d’une oeuvre aussi dense qui s’étale sur 400 m2. C’était en 2000. Depuis quatre ans, le musée avait commencé à constituer sa collection. L’achat de „Flugplatz Welt“ répondait aux voeux de sa directrice de l’époque, Marie-Claude Beaud, de diversifier les supports et donc les moyens d’occuper les espaces. Les installations et les films devaient compléter les médias plus classiques que sont la peinture, la photographie et la sculpture. 

Inventaire à rallonge

Non seulement l’exhaustivité de l’oeuvre donne à son inventaire des records de longueur, mais sa matérialité est complexe, faite d’objets et de matières hétérogènes, et souvent fragile. Thomas Hirshhorn emploie des matériaux existants et précaires, soucieux d’installer une familiarité avec le spectateur et d’ainsi n’exclure personne. Cette volonté pose des questions de conservation. Des voitures et des chaussures en carton doivent être entreposées dans des caisses en bois pour être bien sûr qu’elles ne soient pas endommagées. Pour que leur stockage ne consomme pas trop d’espace, les très nombreux avions de même structure font l’objet d’un „soft packing“, mais sont entreposés sur une armoire faite sur mesure. 

Le tout occupe cinq camions à haillons quand il s’agit de transporter l’oeuvre depuis les réserves. Pour la remonter, un groupe de dix personnes actives pendant sept jours ouvrables est nécessaire. Le montage est une opération minutieuse. Il se fait à base de nombreuses photos de l’installation originelle de Venise et en coopération avec le studio de l’artiste, car il faut adapter l’oeuvre à l’espace d’exposition. Si l’ensemble donne l’impression voulue de chaos, il n’en reste pas moins que des principes régissent l’agencement. L’aéroport doit être au centre. II a ainsi fallu intégrer les deux piliers de soutènement au tarmac, sans endommager l’oeuvre originelle, puisque le tarmac n’est pas conservé mais reconstitué à chaque exposition. Les tableaux d’informations doivent s’échelonner et les quatre temples de la contestation doivent figurer dans les coins.

En 2012/2013, l’oeuvre avait été présentée une première fois dans un espace plus vaste au premier étage. Là dans l’espace plus exigu du niveau zéro, il a fallu procéder stratégiquement, dans une reconfiguration plus resserrée qui augmente l’effet d’être submergé dans un monde trop bavard. „On fonctionnait en duo ou en trio et chacun était affecté à une mission. Comme c’est une espace fermé, il faut connaître les premières étapes à respecter pour ensuite graviter autour et pouvoir installer les choses“, explique la régisseuse Charlotte Masse.

Fragile mais facile à restaurer

La première exposition il y a huit ans a servi plus pour le montage que pour les incontournables travaux de rénovation. Si par la surface qu’elle prend, l’oeuvre présente un coût de conservation plus élevé que d’autres, sa rénovation est beaucoup plus simple que des d’oeuvres faisant appel à des matériaux plus nobles. Il est plus facile d’accéder aux matières (papier, carton, scotch) et de les rénover en faisant appel à des ressources internes.

Il y a des contradictions à gérer, comme la volonté de saisir le visiteur par des néons éblouissants et les dégâts que ceux-ci peuvent faire aux matières plastiques. C’est aussi la piètre qualité du papier de presse dont les nombreuses coupures indiquent la nouvelle proximité des luttes mondiales à mener mais aussi la surabondance qui rend impossible tout contrôle. 

Or, si une telle installation pourrait tout à fait se prêter à un renouvellement, par la pose de nouveaux articles, que ce soit du 11 septembre (dont „Flugplatz“ semble rétrospectivement constituer une archéologie) ou de la plus récente pandémie, l’artiste ne le souhaite pas. Elle doit continuer à reproduire l’esthétique d’une époque, en ayant toujours l’air d’être neuve. Des photos des panneaux envisagent le besoin futur d’en faire des fac-similés. „Il est important que la pièce ne vieillisse pas mais en même temps qu’elle reste ancrée dans son temps de création“, explique Marie-Noëlle Farcy. 

Technologie et obsolescence

Mais cette exigence a une limite bien connue dans le milieu de la conservation de l’art contemporain, c’est l’obsolescence des moyens technologiques. „Flugplatz Welt“ présente notamment un mur de télévisions à tube cathodique aussi identifiables à une époque que les sièges de salle d’attente dont ils obstruent l’horizon. Thomas Hirschhorn semble ainsi indiquer en images et en nuisances sonores que l’avion n’a pas la beauté qu’on lui prête. Le Mudam anticipe la panne de ces téléviseurs qui participent grandement à l’ambiance dérangeante du lieu de se constituer un stock de télés anciennes sauvées de la destruction pour les années futures. Mais il anticipe aussi le jour où cette technologie d’un autre siècle ne sera plus disponible. De concert avec l’artiste, il est prévu qu’à terme, des écrans plats les remplacent, tout en continuant à diffuser les images originales. 

Il faut profiter que l’artiste est en vie pour laisser le plus d’informations possibles, photographiques, audio et vidéos aux futurs conservateurs. „A travers des questionnaires de conservation, on essaie d’anticiper tous les cas de figure avec eux, d’avoir au maximum la parole directe de l’artiste“, explique Marie-Noëlle Farcy. 

Le jeu en vaut la chandelle, car la taille de l’oeuvre permet une multitude d’approches et gardera sans doute sa capacité d’interpeler. „A la fois, Thomas Hirschhorn offre au public une expérience, qui est le point de départ d’une réflexion. C’est une pièce dans laquelle on peut passer beaucoup de temps, comme y passer très légèrement et ressentir ce qu’il veut dire dans la façon dont on est interconnecté. (…) Il permet un travail sur le long terme avec les différents publics. C’est une oeuvre qui peut rester longtemps sans s’épuiser.“

Marie-Noelle Farcy, responsable de la collection au Mudam, et Charlotte Masse, régisseuse
Marie-Noelle Farcy, responsable de la collection au Mudam, et Charlotte Masse, régisseuse Photo: Editpress/Julien Garroy