L’histoire du temps présentUn monument majeur du patrimoine industriel d’Esch en péril

L’histoire du temps présent / Un monument majeur du patrimoine industriel d’Esch en péril
L’usine Brasseur

Jetzt weiterlesen! !

Für 0,59 € können Sie diesen Artikel erwerben.

Sie sind bereits Kunde?

Convient-il de conserver l’établissement industriel des accumulateurs à minerais de l’ancienne usine sidérurgique de Terre-Rouge à Esch et de l’intégrer dans le futur plan de reconversion et d’urbanisation de la friche industrielle de la „Rout Lëns“? Ou bien ces vestiges de l’ère de l’industrie lourde ne méritent-ils pas de tels égards et seront-ils promis à une démolition prochaine? La question fait actuellement débat. 

Dernièrement certaines voix se sont élevées pour contester le bien-fondé d’une conservation de l’ouvrage, notamment pour des considérations d’ordre esthétique.

S’agissant du patrimoine industriel, les seuls motifs d’ordre esthétique sont quelque peu réducteurs. Encore que le reportage photographique réalisé en 1979 sur l’usine d’Esch-Terre-Rouge par Bernd et Hilla Becher, photographes internationalement réputés pour leur travail de documentation photographique d’ouvrages de l’ère industrielle, dénote une dimension esthétique incontestable.

Le concept de culture industrielle couvre, d’un point de vue général, l’histoire culturelle de l’ère industrielle, les accomplissements dans le domaine de l’innovation technique, l’histoire sociale du travail et des travailleurs, l’histoire de l’architecture industrielle ou bien encore l’évolution des processus de production industrielle. La question se pose: pour quels motifs l’ouvrage des accumulateurs à minerais de Terre-Rouge mérite-t-il d’être conservé et protégé comme élément essentiel du patrimoine industriel de la ville d’Esch et du Bassin minier?

Une réalisation pionnière en béton armé

Les „Keeseminnen‘ (altération du français ‚caisses à mine“) de l’usine sidérurgique de Terre-Rouge sont des accumulateurs à minerais, une installation de stockage et de soutirage de minerais de fer destinée à alimenter les puissants hauts-fourneaux de l’usine. Cet établissement industriel a été conçu et réalisé en béton armé, en deux phases à partir de 1907, par l’entreprise d’ingénierie et de construction Ed. Züblin, établie à Strasbourg depuis 1898. Il s’agit d’un bâtiment industriel de grande dimension à deux niveaux: une partie supérieure avec voie de déchargement des rames à minerais de fer dans les accumulateurs à minerais et une partie inférieure comportant trente accumulateurs à minerais pour une capacité de stockage globale de 56.000 t ainsi que des installations de soutirage du minerai très novatrices à l’époque. Le maître d’ouvrage était au départ le Aachener Hütten-Actien-Verein, entreprise sidérurgique d’Aix-la-Chapelle qui exploitait l’ancienne Brasseur-Schmelz, absorbée en 1892.

En quoi l’ouvrage réalisé par le bureau de construction Ed. Züblin est-il exemplaire de l’architecture industrielle et de l’ingénierie de l’époque? Par sa réalisation en béton armé, l’ouvrage témoigne de la seconde révolution industrielle au tournant des 19e-20e siècles. Le béton armé supplante à la fin du 19e siècle la brique et les moellons, matériaux de construction représentatifs de la première phase du développement de l’industrie lourde en Europe. Par l’emploi du béton armé comme matériau de construction et par son extension de grande dimension, les „Keeseminnen“ représentent une réalisation exceptionnelle et pionnière dans le contexte de la sidérurgie européenne de l’époque. Le bureau d’ingénierie Züblin compte en effet avec les bureaux de construction François Hennebicque ainsi que Wayss & Freytag parmi les trois pionniers de la réalisation de bâtiments industriels en béton armé en Europe du nord-ouest. L’installation des accumulateurs à minerais de Terre-Rouge a d’ailleurs retenu l’attention des revues d’architecture et d’ingénierie spécialisées et a fait à l’époque l’objet d’une présentation détaillée dans des périodiques comme Stahl und Eisen, Schweizerische Bauzeitung, Beton und Eisen, de même que dans le Handbuch für Eisenbetonbau (Berlin 1913).

Parmi les réalisations très remarquées de la firme Züblin, les publications spécialisées de l’époque retiennent encore les silos à grains du port fluvial de Strasbourg, la construction de halls de gare et de grands palaces comme le Grand Hôtel Excelsior à Trieste, de même que le fameux pont ferroviaire du Langwieser Viadukt près d’Arosa sur la ligne de la Rhätische Bahn en Suisse, réalisé en 1912. A noter que cet ouvrage d’art en béton armé est aujourd’hui classé comme monument national en Suisse („Kulturgut von nationaler Bedeutung“).

Production en flux continu

L’établissement des accumulateurs à minerais à l’usine de Terre-Rouge se situe à un moment-clé de l’histoire industrielle. Par l’automatisation du soutirage du minerai et de l’alimentation des hauts-fourneaux, l’installation des „Keeseminnen“ témoigne de l’innovation technique lors de la première phase de rationalisation de la production sidérurgique en Europe, au début du 20e siècle. La rationalisation du processus de production est précisément l’une des caractéristiques essentielles de la seconde révolution industrielle après le tournant du siècle. L’objectif de production visé consiste à assurer l’alimentation des hauts-fourneaux en flux continu et à disposer de stocks de minerais suffisants pour parer à une éventuelle rupture de l’approvisionnement en minerais, en raison d’un accident dans les mines de l’entreprise ou bien en raison d’un mouvement de grève des ouvriers des mines et/ou de ceux du service de roulage aux hauts-fourneaux.

Cet objectif de production fut réalisé par Züblin grâce à un mécanisme de soutirage astucieux spécialement conçu, mis à l’essai et adopté pour la première fois à l’usine de Terre-Rouge en 1907. La mécanisation du procédé de chargement des bennes basculantes placées en dessous des accumulateurs à minerais rendait possible leur acheminement par des monte-charges inclinés à la plateforme du gueulard des hauts-fourneaux en un laps de temps très réduit. Là où il fallait compter auparavant en demi-journées de travail de chargement/déchargement à la pelle exécutées par des équipes d’ouvriers du service de roulage, il suffisait maintenant d’une seule manœuvre pour effectuer le chargement des bennes en l’espace de 15 secondes au niveau du soutirage.

L’établissement des accumulateurs à minerais à l’usine de Terre-Rouge ne témoigne pas seulement de l’histoire du développement technique de la sidérurgie luxembourgeoise. De par leur fonction, il convient aussi de considérer ces installations industrielles dans un contexte d’histoire régionale et transfrontalière. Les accumulateurs à minerais ne servaient pas seulement à stocker des minerais luxembourgeois et à préparer les charges des hauts-fourneaux de l’usine de Terre-Rouge. Ils étaient aussi et surtout approvisionnés en minerais lorrains provenant des mines Montrouge et Saint-Michel à Audun-le-Tiche et des minières de Rédange. Dès 1912, l’usine de Terre-Rouge assurait aussi à hauteur de 50% l’approvisionnement en minerais de fer des hauts-fourneaux d’Esch-Belval. Ouvrage pionnier à l’époque de sa construction, l’installation revêtait un caractère exceptionnel par ses fonctions et dimensions en comparaison des autres usines sidérurgiques des bassins lorrain-sarrois-luxembourgeois.

Les effets sociaux de l’innovation technique

Les fréquents mouvements de grève des ouvriers du service de roulage aux hauts fourneaux de l’usine de Terre-Rouge comptent parmi les motifs majeurs ayant amené la direction du Aachener Hütten-Actien-Verein à décider la construction des „caisses à mine“. Les rouleurs, d’origine italienne pour la plupart, exécutaient une tâche fort pénible et mal rémunérée, ce qui provoquait ces mouvements de grève récurrents. La mise en service des accumulateurs de minerais et l’automatisation poussée de l’alimentation des hauts fourneaux a permis au management de réduire très rapidement et de manière significative le nombre des ouvriers du service de roulage, en réalisant une baisse des effectifs de l’ordre des trois-quarts dès avant 1913.

Concernant la thématique de l’évolution de la productivité industrielle, la mise en service de cette installation industrielle fournit encore une illustration de la relation significative entre le progrès technique et ses effets sociaux.

De par leur envergure les accumulateurs à minerais constituent la marque par excellence du paysage industriel dans le quartier „Grenz“ à Esch. Depuis 1870, cette région „op Barbourg“ – „op der Grenz“ a porté la marque de l’activité industrielle minière et sidérurgique, activité qui a assuré l’essor économique et social de la ville d’Esch-sur-Alzette. L’installation industrielle porte encore témoignage de l’industrie lourde de la ville d’Esch à son apogée au 20e siècle.

La fonction primordiale au-delà de l’esthétique

A l’heure actuelle, les accumulateurs à minerais constituent un maillon essentiel du patrimoine industriel d’Esch à conserver. L’installation industrielle s’insère en effet dans un ensemble patrimonial regroupant la mine Cockerill au Ellergronn, les autres bâtiments industriels de l’usine de Terre-Rouge, de même que les anciens bâtiments administratifs ou à vocation sociale de la Gelsenkirchener Bergwerks-AG, avenue des Terres-Rouges / rue d’Audun. Au niveau de la conservation du patrimoine industriel, il n’y a pas lieu de privilégier la conservation de bâtiments à vocation sociale ou administrative, pour leur attrait esthétique éventuel, et de négliger la fonction primordiale d’installations et bâtiments industriels significatifs.

Les accumulateurs à minerais de fer de l’usine sidérurgique de Terre Rouge constituent incontestablement un monument majeur du patrimoine industriel de la sidérurgie luxembourgeoise, remplissant de surcroît tous les critères requis par l’actuel projet de loi relatif à la protection du patrimoine culturel.

Il serait déplorable de voir les accumulateurs à minerais de Terre-Rouge définitivement démolis. Avec les „Keeseminnen“ c’est bel et bien la conservation d’un ouvrage de référence du patrimoine industriel de la ville d’Esch-sur-Alzette et du Bassin minier qui est en jeu!