Littérature françaiseFaire écran: „Kree“ de Manuela Draeger est l’un des chefs-d’oeuvre de l’année

Littérature française / Faire écran: „Kree“ de Manuela Draeger est l’un des chefs-d’oeuvre de l’année
Antoine Volodine est le porte-parole (ou porte-plume) de Manuela Draeger Photo: Jérôme Panconi

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Avec „Kree“, Antoine Volodine continue à écrire „en français une littérature étrangère“, poursuivant ici l’œuvre de son hétéronyme féministe Manuela Draeger. „Kree“ est un chef-d’œuvre souvent drôle, toujours sombre et d’une altérité radicale.

Pour vous parler de „Kree“, ce somptueux roman qu’il vous faudra acheter en librairie – allez-y, elles ont rouvert leurs portes – une fois la lecture de cette recension achevée, il faut d’abord qu’on vous explique rapidement ce qu’est le post-exotisme, le monde romanesque conçu par Antoine Volodine. Or, c’est mal parti (ce qui tombe bien, car pour les personnages de Volodine, c’est toujours mal parti – c’est d’ailleurs une des lois ontologiques principales de cet univers complexe et ambitieux). Et c’est mal parti pour deux raisons: l’on n’explique pas rapidement le fonctionnement du monde romanesque d’Antoine Volodine. Et d’ailleurs, on n’explique pas l’univers de Volodine, qui volontairement se dérobe, échappant aux clichés herméneutiques et boîtes à outil mises à disposition par la critique littéraire depuis au moins „La morphologie du conte russe“ de Vladimir Propp.

Les livres d’Antoine Volodine ont ceci de particulier: alors que celui qui connaît l’univers de l’écrivain y trouvera ses repères au bout de deux phrases, le néophyte, peu importe laquelle des 44 portes d’entrée livresques qu’il choisira (car oui, la bibliothèque post-exotique compte à ce jour quarante-quatre livres), n’y comprendra d’abord pas grand-chose. Il sera fasciné par cet univers radicalement autre, ce monde régi par des principes a priori étranges, que l’auteur a subsumés, de manière d’abord humoristique, quand un journaliste lui disait avoir eu du mal à cerner son univers, puis de plus en plus sérieusement, sous le terme de post-exotisme. Mais ce lecteur nouveau mettra un temps à s’y retrouver, cette perte d’orientation accompagnant celle des personnages, qui débutent souvent leur carrière romanesque dans l’espace noir, informe et sans structure du bardo – ce monde d’après la mort qu’on traverse pendant 49 jours.

Une lueur noire

Le post-exotisme n’est pas une école littéraire: les récits qui le constituent sont des récits de dissidents, de survivants, d’incarcérés politiques. Ces récits sont constitués d’un tissu de voix qui proviennent de la marge et racontent pour faire écran, pour échapper aux bourreaux qui bayent aux corneilles. En narrant, ils chiffrent leurs témoignages mensongers afin de recouvrir par l’écrit des traumatismes qu’ils ne cherchent qu’à oublier. Le post-exotisme est un contre-monde où les catastrophes historiques du vingtième siècle se sont répétés encore et encore, où les génocides et les guerres ont fini par réduire l’humanité à quelques rares survivants en guenilles. Les narrateurs post-exotiques sont des laissés-pour-compte, des morts, des animaux, des hommes en loques, des untermenschen, des peuples presque-exterminés, qui sont pris dans un cycle historique qui oppose sans fin exploitateurs et exploités, dominants et dominés. L’égalitarisme y est une lueur à l’horizon – mais c’est une lueur noire, détournée par des régimes politiques autoritaires.

Bien que cette littérature soit teintée d’horreurs bien réelles, elle refuse de s’ancrer dans l’historicité du vécu des humains. Au contraire du témoin historique, le personnage volodinien ne veut pas reconstruire le vécu traumatique. Au contraire de nombreux historiens, Volodine se méfie du récit historiographique, dont la linéarité, la causalité et les outils mêmes sont souvent au service de l’idéologie dominante, l’incitant plutôt à brouiller les repères.

L’art de l’hétéronymie

Dans la littérature post-exotique, la mort n’est jamais vraiment définitive, puisque les personnages sont régulièrement réincarnés. En hominidés. Ou en corbeaux. Ou en araignées. Souvent, ils arpentent l’entre-deux du bardo, essayant de déceler une matrice dans laquelle se glisser et qui les rebalancera dans le monde pour qu’ils y connaissent à nouveaux les joies (rares) et les supplices (nombreux) de l’existence. La littérature post-exotique a des genres: les entrevoûtes, les romånces ou encore les shaggås. Elle a ses peuples, toujours en proie à des génocides ou des nettoyages ethniques: Dans „Kree“, (ré)apparaissent les Ybürs, les Yasheeks, les Kangowés, les Soumaris, les Oundouks, les Ishnees, les Chicagos Americans, les Peuhls, les Tibétains.

Enfin, dernier tour d’explication avant de plonger, avec le katana de Kree, dans le vif du sujet (et de la chair humaine): Antoine Volodine n’étant „que“ le porte-parole des voix post-exotiques, celles-ci sont multiples. Parmi ces auteurs souvent incarcérés, trois ont investi le monde réel et publié des livres chez différents éditeurs. Ensemble, ces quatre voix tissent un univers diégétique commun mais bigarré.

Alors que les ouvrages de Volodine paraissent aux Éditions du Seuil, ceux de Lutz Bassmann sont édités par Verdier tandis que les bylines d’Elli Kronauer sont imprimés à l’École des Loisirs, où Manuela Draeger, faisait ses débuts avec des livres pour adolescents avant qu’elle ne passe aux Éditions de l’Olivier, où elle publie donc, après le très beau „Onze rêves de suie“ et les shaggås „Herbes et golems“, „Kree“, qui confirme, après „Dondog“ et „Songes de Mevlido“, la qualité des romans volodiniens qui portent le prénom de leurs personnages principaux.

On l’a dit, impossible d’analyser un livre post-exotique en recourant aux outils forgés puis affûtés au fil des décennies par la critique littéraire : les mondes s’y enchevêtrent, les paradoxes y sont légion, la mort n’y veut rien dire, les personnages passent d’un univers à l’autre sans véritable transition et les trames narratives n’y servent que d’alibi au sens étymologique du terme: dès que l’on pense avoir saisi un personnage, il y a de fortes chances que celui-ci se soit déjà évaporé pour gagner un autre monde. D’ailleurs, de trame narrative, il n’y en a parfois peu ou prou, quoique „Kree“ construise une histoire assez facile à suivre.

Des mirages et des leurres bizarres

Ça commence et ça se termine par un déferlement de violence. Après un prélude (qui pourrait aussi être, à bien des égards, un épilogue – le temps post-exotique est cyclique) en trois segments, où l’on voit Kree Toronto dépecer le meurtrier de sa fidèle chienne Loka, passer de vie à trépas puis traverser le bardo – une sorte d’univers borgésien qui est constitué d’une infinité de grilles lui bloquant le passage – pour déboucher enfin, après une traversée en forêt, sur ce qui sera pour ainsi dire le monde principal du roman. Ce monde est principalement constitué d’une ville dévastée par les conflits, où s’agglutinent de rares survivants humains qui vivent sous le joug des Mendiants terribles, un groupe de leaders qui ont réinstauré l’idéologie marxiste-léniniste, les moines l’ayant détournée pour légitimer des séances d’autocritique et d’(auto-)extermination.

Kree a élu domicile en haut d’un immeuble désaffecté et travaille comme femme de ménage au service des Mendiants terribles. Elle rend régulièrement visite à son amie, la chamane Myriam Agazaki, qui lui enlève les épingles qu’elle a dans sa tête et qui lui font des visions de pluies de sang. Alors qu’elles se méfient des hommes, n’aiment pas qu’on „leur fasse le sexe“ puisque l’homme en rut est presque toujours un violeur et se défendent de leurs prédateurs tant qu’elles le peuvent – Myriam se sert d’un tournevis, Kree a recours aux „coups dégueulasses“ que lui a appris son mentor Golgolian –, les deux femmes se lieront avec Gomchen et de Griz Uttikuma, deux hommes réincarnés dans des œufs, avec qui elles partageront leurs ultimes moments d’existence dans une vie commune on ne peut plus dénuée de niaiserie romantique: Volodine a toujours excellé à raconter la tendresse d’êtres en guenilles que tout espoir a abandonné et si Kree est une des œuvres-phares du post-exotisme, c’est aussi en raison des liens incroyablement touchants entre les différents personnages.

Une des raisons pour lesquelles il ne peut y avoir de trame narrative cohérente dans l’univers post-exotique, c’est que chacun est plongé dans un effort perpétuel d’opacification de son passé. C’est une loi du monde post-exotique autant qu’une poétique, inaugurée dès le séminal „Le post-exotisme en dix leçons, leçon onze“ et répétée dans „Kree“: il ne faut toujours parler d’autre chose, il ne faut jamais évoquer son passé. „Même dans l’intimité nos aveux ne sont qu’affabulation et fiction. Nous taisons l’essentiel de notre passé et, quand on nous oblige à y revenir, à nous y replonger en l’évoquant, là commencent les mirages bizarres et les leurres bizarres. Nous racontons par allusions ou en détail une autre vie que la nôtre. Nous inventons un autre enfer que celui d’où nous nous sommes miraculeusement extirpés. Des contes hideux, des horreurs imaginaires, des cauchemars baroques. En réalité, nous avons connu pire.“

Poétique du pire

Si la trame narrative importe assez peu, c’est aussi parce que le post-exotisme est un monde romanesque très visuel. Pour écrire une scène, le procédé est souvent théâtral ou cinématographique, et certains plans-séquence décrits dans „Kree“ hanteront à jamais l’imaginaire du lecteur tant l’art visuel de Volodine – qui toujours sur déploie sur un fond noir – frappe par sa précision, son ingéniosité, son art de l’altérité. On retiendra, à titre d’exemples, la scène, hilarante, où l’un des Frères dissidents est enterré par des prolétaires „rééducables“ sous une couche de goudron dans une ruelle gardée par une épave de camion „dont l’avant ressemble à une gueule de dragon entrouverte sur une langue noire“; l’évocation de la renaissance de Griz Uttikuma qui se fait dans un œuf flottant lentement vers la surface d’une fosse commune; la traversée circulaire, vers la fin du roman, d’un bardo principalement constitué d’un horrible abattoir et d’un espace pétri de suie, de boue et de noirceur.

La langue qui le constitue, cet univers, est précise, belle et juste sans verser dans l’étalage ou l’acrobatie verbale – c’est grâce un certain minimalisme que l’imaginaire se déploie. Les personnages, quant à eux, parlent un langage en pièces, un babillage d’enfants, dont se dégage une grande force poétique: „Je voyais pas bien. Le mort, on savait pas si que c’était un homme ou une femme ou une espèce d’animal.“ 
Le lecteur, selon ses références personnelles, pensera à David Lynch, à Samuel Beckett (avec qui Volodine partage ce qu’il appelle l’humour du désastre), à Andreï Tarkovski, à José Luis Borges ou encore à Cormac McCarthy, toutes références légitimes qui ne permettent cependant que d’effleurer le monde post-exotique, unique en son genre.

Lire Volodine, c’est lire un écrivain qui ne ressemble à rien de ce que vous aurez lu auparavant. Dans le marasme de publications contemporaines qui se suivent et se ressemblent, c’est merveilleux. Et c’est avec impatience qu’on attend déjà les cinq dernières publications de ce qu’on peut d’ores et déjà nommer l’œuvre romanesque la plus ambitieuse et la plus importante de la littérature française contemporaine.

Info

Kree, de Manuela Draeger, Editions de l’Olivier, 2020, 320 pages, ISBN 978-2-8236-1578-4, 19 euros