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Depuis plusieurs décennies, nous aurions pu nous habituer aux catastrophes, désastres et crises: menaces terroristes récurrentes, crises financières et économiques sans fin, revers politiques répétés, crises climatiques en nombre croissant, crises sanitaires et pandémies: autant de „catastrophes naturelles au ralenti“ qui meublent notre quotidien.

Mais comment s’habituer à la crise? Comment s’habituer à ces moments paroxystiques où, selon la métaphore médicale de la „crise“, les choses évoluent vers l’amélioration ou la perte? Comment habiter cet espace intermédiaire entre la vie et la mort? Et comment s’habituer à l’anxiété et la terreur incessantes d’un dénouement qui tarde à s’accomplir?

On ne s’étonnera pas dès lors de la multiplication des „médecins“ économiques, politiques et scientifiques qui se sentent appelés de répondre à la demande de sécurité. Avec chaque crise, nous sommes en même temps confrontés à une nouvelle vague d’experts en tout genre, et qui se proposent de prendre, à notre place et pour notre bien, les décisions („krinein“, en grec ancien) qui s’imposent. La situation devient parfaitement ambiguë quand la montée corollaire des populismes et des radicalismes de droite s’inscrit dans la même mouvance que les divers activismes écologistes et les populismes autoritaires de gauche. Il faudrait croire, en tous les cas, que plus le danger est grand, plus les sauveurs sont nombreux. Mais ces médecins politiques et scientifiques sont-ils recommandables pour autant?

Le sauveurs politiques du format de Selenskyj, Orbán ou Kaczyński ne se seront pas laissé prier pour surenchérir sur leurs mises au pas de la démocratie. Et il n’en va pas autrement de certains experts scientifiques qui se découvrent de nouvelles (ou d’anciennes) velléités de domination et de contrôle. Ainsi, dans un récent entretien du Tageblatt (éd. du 19 mars 2020, p. 6), l’une des sommités nationales de la „recherche comportementale“ revendiquait, sans autre détour, l’accès au pouvoir du conseiller scientifique: „Et les politiciens devraient écouter les scientifiques: d’une part les virologistes, mais également les comportementalistes, car il s’agit aussi de diriger des populations entières dans leur comportement.“

Il est vrai que la science de la manipulation des individus et des foules a toujours fait figure de parent pauvre à côté des professionnels de la fabrication du consentement. Les grands gagnants de la course pour la direction des populations furent les spécialistes des relations publiques Walter Lippmann et Edward Bernays. Les scientifiques du format de Pavlov, les Thorndike ou les Watson ne connurent pas le succès politique de leurs concurrents, ce qui ne les rend pas moins intéressants. Car même s’il a été oublié par la critique récente de la propagande, le père de la technologie du comportement moderne – Burrhus Frederic Skinner – mérite amplement le détour.

Le père de la psychologie comportementale

Adolescent, Skinner, le père de la psychologie comportementale américaine, voulait devenir écrivain. Mais s’il réussit à devenir l’un des psychologues les plus influents du XXe siècle, il ne publia qu’un seul roman: Walden Two. Dans le genre du roman à thèse, Skinner y proposait l’utopie d’une communauté saine, sage, juste, heureuse et sans violence. La communauté de Skinner était censée réaliser cette utopie réelle en supprimant la politique au bénéfice de quelques dirigeants scientifiques du comportement. Et comme pour la plupart des utopies classiques, ce n’est pas tant la société suggérée qui s’avère intéressante – pour Skinner, c’est celle d’un socialisme petit-bourgeois bien-pensant, déterminé par l’ordre et la mesure et fondé sur une morale sexuelle conservatrice – que les moyens pour la mettre en place.

Partant du grand classique de l’expérimentation sociale de Thoreau – „l’utopie pour une personne“ – Skinner entendait dépasser l’individualisme authentique de Thoreau en exploitant les „connaissances sur le comportement humain pour créer un environnement social dans lequel nous vivrions des vies productives et créatives et de le faire sans compromettre la chance que ceux qui nous suivent puissent faire de même.“ Evidemment, l’un de ses premiers commentateurs y voyait surtout une manière de „changer la nature de la civilisation occidentale de façon plus désastreuse que les physiciens nucléaires et les biochimistes réunis“. Mais qu’à cela ne tienne: le bien commun n’est jamais gratuit.

Alors que Thoreau préconisait la retraite frugale pour démanteler les conditionnements sociaux, Skinner étayait son utopie sur l’ingénierie sociale du comportement et sur la manipulation scientifique de l’esprit. Les vieux thèmes de la philosophie politique et de la sociologie critique – la justice, l’équité, la coopération harmonieuse, le bien-être, la santé publique et la gestion – s’avèrent d’autant plus faciles à résoudre, dès lors qu’on les détache des processus techniquement inefficients de la démocratie.

Dès le début de son roman, Skinner propose une illustration saisissante de son utopie. Frazier, le protagoniste du roman et le maître-penseur de la communauté de Walden Deux, emmène ses visiteurs aux abords du village, le long d’un pâturage bien entretenu. Les habitants, explique-t-il, adorent fréquenter ce grand pré, mais ils abhorrent les tondeuses à gazon. Si bien que le pré est ‘entretenu’ par un troupeau de moutons, regroupés et dirigés par une simple corde, tendue le long des endroits nécessitant leur attention. Bien évidemment, explique Frazier, si les moutons d’aujourd’hui semblent si librement consentir à leur gracieuse servitude, c’est que leurs prédécesseurs ont appris les charmes des chocs de fils électrisés.

„Différence entre la science et la technologie“

De génération en génération, il est donc apparu que les moutons n’avaient plus besoin de chocs pour accepter les entraves de leurs mouvements; leur captivité leur est devenue naturelle. Et même si les petits agneaux s’égarent „ils ne causent aucun problème et apprennent vite à rester avec le troupeau“.

Quand Castle, le philosophe critique du groupe, remarque que sans langage, les moutons ne posent heureusement pas la question du „pourquoi“ de leur confinement, Frazier lui répond sobrement: „J’aurais dû vous dire […] qu’une grande partie de la force de la tradition est due à la créature tranquille que vous voyez là-bas.“ Désignant un chien de berger se tenant à distance, Frazier rajoute: „Nous l’appelons l’évêque.“

En 1971, Skinner écrivait dans l’un de ses ouvrages les plus controversés – Par-delà la liberté et la dignité: „Concevoir une culture, c’est comme concevoir une expérience; les contingences sont organisées et les effets notés. Dans une expérience, nous nous intéressons à ce qui se passe, à la conception d’une culture avec la question de savoir si elle va fonctionner. C’est la différence entre la science et la technologie.“

La psychologie du comportement, qui applique sa science de laboratoire à la psychothérapie en particulier, et à l’ingénierie sociale en général, s’inscrit dans le mouvement technocratique né dans les Etats-Unis des années 1930. A l’instar de nombre de critiques marxistes, les technocrates se heurtaient au paradoxe d’une société bénéficiant de ressources abondantes grâce aux progrès de la technologie, mais ne cessant de se heurter à des crises économiques et politiques inouïes.

Leur réponse fut toutefois bien différente de celles des marxistes. Si la politique a omis d’apporter les ajustements sociaux nécessaires aux progrès technologiques, pensaient les technocrates, les gouvernements gagneraient à être remplacés par des organisations apolitiques d’experts. Car à l’instar de leurs disciples psychologues, l’être humain des technocrates était „un moteur qui capte l’énergie potentielle sous forme de combinaisons chimiques contenues dans les aliments et la transforme en chaleur, en travail et en tissus corporels“. Comme machine „qui produit une certaine variété de mouvements et de bruits“, soit des comportements, la gestion de l’humain en devenait donc une affaire de mesure. Selon la belle formule de Skinner: „Un grief est une roue à huiler, ou une canalisation cassée à réparer.“

Le meilleur des mondes imaginables

Le nouveau pouvoir qu’envisageaient ces experts et le raffinement psychologique qu’y apportait le comportementalisme scientifique n’était évidemment plus le pouvoir disciplinaire et policier du totalitarisme. L’organisation fordiste de la société libérale nécessitait un type de gouvernementalité nouveau que Foucault décrivait avec la belle formule de la gestion de la liberté: „Il faut d’une main produire la liberté, mais ce geste même implique que de l’autre, on établisse des limitations, des contrôles, des coercitions […]“ (M. Foucault).

Le débat des technocrates et de leurs disciples psychologiques préfigure la discussion actuelle sur l’avantage des régimes autocratiques, dès lors qu’il faut imposer des mesures autoritaires à large échelle. Pour pouvoir se mesurer à l’autoritarisme, voilà ce que semblent de nouveau proposer les spécialistes du comportement, les démocraties libérales devraient s’en remettre à une manipulation plus subtile, une manipulation qui, grâce à des techniques calculées pour bien huiler les roues permettrait en même temps aux manipulés de se sentir libres. Ce faisant, ces „créatures tranquilles“ qui se tiennent à distance, ne proposent rien de moins qu’une abolition de cette société libérale qu’ils prétendent vouloir sauver.

„Les gens sont heureux, écrit A. Huxley dans le Meilleur des mondes possibles, car ils obtiennent ce qu’ils veulent et ils ne veulent jamais ce qu’ils ne peuvent pas obtenir.“ Quand grâce à la science du comportement, le vouloir des gens peut être fabriqué sur mesure, quand la formation de leur consentement et la fabrique de leur adaptation deviennent de simples questions de technologie des foules, nous vivrons en effet dans le meilleur des mondes imaginables de l’autoritarisme moderne.

De klenge Frechdachs
2. April 2020 - 13.00

Hat wärend dem Liesen direkt missen un "Brave New World" denken, gëtt jo um Schluss och erwäänt, obwuel ech dat och just gemierkt hunn well den Auteur virdrun erwäänt gouf. Mierkt een awer, dass Bicher wéi "La Peste", "1984" oder eben "Brave New World", dach vu jidderengem gelies, a virun allem, verschafft musse ginn. Wann een eis Welt heiansdo kuckt, da mengt een et géif ee schonn an esou enger dystopescher Welt liewen. Mir wëssen et, an awer gi mir net aktiv, eppes dogéint ze ënnerhuelen. Mir sinn haut scho Scheewercher, sou wéi hei am Artikel.