L’histoire du temps présent: Nation et migrations au Luxembourg

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„Les migrations sont l’ADN du Luxembourg“, a dit la semaine dernière le député-maire de Dudelange, Dan Biancalana, en accueillant à l’hôtel de ville les participants de la 19e Conférence internationale sur les migrations, intitulée cette année „Mapping the nation“.

De Denis Scuto

Environ cent chercheurs venant d’Europe, d’Asie et d’Afrique ont discuté des relations historiques et actuelles entre Etat-nation, mondialisation et migrations, notamment dans le domaine des migrations du travail, du regroupement familial, de la politique d’asile. Dans ma contribution, „Making the nation and migration in Luxembourg“, j’ai tenté d’analyser le lien entre nation et migrations pour l’Etat-nation luxembourgeois. A partir de deux perspectives: premièrement, les migrations comme ADN du Luxembourg, donc cette nation en tant que produit d’espaces de migration transrégionaux et transnationaux et, deuxièmement, la nation comme lunette à travers laquelle les migrations sont observées et décrites.

J’ai distingué entre trois phases: 1. le 19 e siècle jusqu’en 1914; 2. les deux guerres et l’entre-deux-guerres; 3. de 1945 à aujourd’hui.

Photo: Le maçon italien Domenico Cancellieri (2e de droite, debout) avec ses camarades de travail et le contre-maître sur un chantier à Esch-sur-Alzette dans les années 1950. De 1950 à 1958, d’avril à novembre, il travaille dix heures par jour pour l’entreprise Bauler, puis rentre pour l’hiver à Urbania (Pesaro) chez son épouse Rosa qui n’a pas le droit de le rejoindre au Luxembourg.

Dans la première phase, au moins jusque dans les années 1870, le Luxembourg est avant tout un pays d’émigration, comme le montre le solde migratoire négatif: de 1840 à 1890 le nombre des personnes habitant le Luxembourg qui ont émigré à l’étranger dépasse de 70.000 le nombre des personnes immigrées vers le Grand-Duché. Cela ne veut pas dire – une légende qui continue malheureusement à être racontée – que 70.000 Luxembourgeois ont émigré aux Etats-Unis. En 1890, environ 20.000 Luxembourgeois sont recensés aux Etats-Unis. 40.000 Luxembourgeois vivent en France. Ces catégories nationales sont d’ailleurs à manier avec précaution. Les Luxembourgeois se déclarent souvent au 19 e siècle comme Hollandais, Belges ou Allemands. La majeure partie des Luxembourgeois émigre en France, hommes et femmes, artisans, ouvriers, domestiques, une migration traditionnelle déjà présente avant le 19 e siècle.

Une émigration vers les régions limitrophes existe, elle aussi, depuis longtemps, tout comme une immigration des régions frontalières. Il y avait même déjà des frontaliers, dans les deux directions, un phénomène qui s’accentue avec l’introduction du chemin de fer en 1859.

Une migration interne massive des régions rurales du pays dans les nouvelles localités industrielles vient s’ajouter à partir de la deuxième moitié du 19 e siècle, lorsque les mines et les usines se déplacent vers le minerai de fer, la „minette“, dans le sud-ouest du Luxembourg. Vu que l’émigration de masse, principalement vers la France et les Etats-Unis, continue jusqu’en 1914, l’industrie sidérurgique a besoin, à côté des migrations internes et de l’immigration régionale, d’immigrants qui viennent de plus loin, de la Ruhr, de Silésie, d’Italie, une main-d’œuvre qualifiée et non-qualifiée. En 1914, plus de la moitié du personnel des usines et des mines sont des étrangers.

Le monde vit sa première globalisation économique. C’est l’époque du libre-échange avec peu ou pas de contrôles et de restrictions des migrations par les Etats-nations. Les migrations du travail ne sont pas contrôlées au Luxembourg. Les passeports entre le Luxembourg et les pays voisins sont supprimés dans les années 1860.

„Die Jungen kommen und wachsen und gehen“

Comment les migrations étaient-elles perçues en cette fin de 19 e siècle? Dans cette ère libérale et non nationale, les migrations vers les Etats-nations et hors des Etats-nations sont vues comme des décisions individuelles, déterminées par les opportunités économiques. Le premier ministre luxembourgeois, Paul Eyschen, déclare ainsi en 1890 à la Chambre des députés, pour justifier l’introduction du double droit du sol: „Il est évident aujourd’hui, où il y a de grandes facilités de relation entre les peuples, où un grand nombre de Luxembourgeois vont s’établir à l’étranger et reviennent plus tard dans leur pays d’origine, ou que des étrangers viennent chez nous travailler, faire fructifier leurs capitaux avec l’esprit de retour dans leur pays, il est évident, dis-je, que les questions de nationalité vont se présenter en ce moment tout autrement qu’au commencement ou au milieu du siècle.“

C’est une citation de l’écrivain de Vianden René Engelmann qui reflète le mieux, tel un miroir, ce monde sans politiques migratoires restrictives et cette société où la nation n’est encore qu’„une pellicule, à l’extérieur de la société civile“ (Gérard Noiriel). Voici comment René Engelmann décrit, dans son récit „Die alten Frauen“, le parcours des jeunes de ce bourg du nord du pays: „Die Jungen kommen und wachsen und gehen, nach Esch, nach Paris, nach Amerika. Als Tölpel fort, als große Herren zurück. Oder rennen sich draußen die Schädel ein.“ Le Bassin minier luxembourgeois, la France, les Etats-Unis, autant d’étapes possibles dans un monde aux nombreuses possibilités et sans frontières.

Cela change complètement après 1914 sous l’impact de la nationalisation de la société et d’une politique protectionniste en matière de travail, sous l’impact de deux guerres mondiales avec leurs migrations forcées, sous l’impact du développement de l’Etat-providence, aussi sous l’impact de la démocratisation. Le lien entre démocratisation et nationalisation est souvent oublié. Le suffrage universel, introduit pour hommes et femmes au Luxembourg en 1919, est un suffrage universel national. L’Etat démocratique luxembourgeois protège les nationaux contre les étrangers, notamment sur le marché du travail.

Les premières assurances sociales, introduites sous Eyschen de 1901 à 1911, ne faisaient pas de différence entre Luxembourgeois et étrangers. Après 1918, les étrangers seront exclus de nombreux droits sociaux. A partir de 1920, pour entrer au Luxembourg, il faut un passeport et un visa. Tous les étrangers entrés après 1914 doivent se présenter chaque mois au commissariat de police. Et il faut une autorisation ministérielle pour accéder au marché du travail. En cas de forts besoins de main-d’œuvre, ces mesures sont interprétées de façon large alors qu’elles sont renforcées lors de la crise économique des années 1930.

Les migrants ne sont plus considérés comme hommes et femmes qui peuvent se déplacer librement, mais comme forces de travail temporaires à renvoyer vers leur pays d’origine en temps de crise. Au Luxembourg, c’est l’industrie sidérurgique qui symbolise ce changement. Sous l’impulsion des grands syndicats ouvriers qui se créent en 1916, ce secteur devient un quasi-monopole pour les ouvriers luxembourgeois. Les employés, ingénieurs et directeurs allemands sont renvoyés après 1918. De 60%, le taux d’ouvriers étrangers dans la sidérurgie tombe à 10-20% jusque dans les années 1960. (Il convient en même temps de souligner que ces mêmes syndicats négocient des salaires décents dans la sidérurgie, salaires égaux pour nationaux et étrangers.)

Avec la nationalisation de la société les discours sur les migrations et les migrants changent aussi. Le langage est nationalisé, ethnicisé, racialisé. Au Luxembourg comme dans les autres pays germanophones, ce discours est centré sur la notion d’„Überfremdung“ du pays par les étrangers qui „contamineraient“ la „pureté“ de la population luxembourgeoise et qui représenteraient un danger pour l’unité de la nation. Ce discours est intégré en 1937 dans le „Manuel d’histoire nationale“ par l’historien clérical et ministre de l’Instruction publique Nicolas Margue: „La crise économique qui, pendant une demi-douzaine d’années, depuis 1930, a fait souffrir toutes les classes de la société, a pu être atténuée grâce à la collaboration et à la bonne volonté de tous les facteurs compétents, grâce aussi à la possibilité d’évacuer un certain nombre d’étrangers dont la proportion, avant 1930, était vraiment devenue inquiétante. A un moment donné ils étaient plus d’un sixième de la population et constituaient dans leur composition hétérogène un réel danger pour le caractère luxembourgeois de notre peuple.“

La politique migratoire devient encore plus restrictive immédiatement après la Seconde Guerre mondiale, avec l’institutionnalisation de permis de travail saisonniers sans possibilité de regroupement familial. La militarisation des mouvements de population a laissé des traces. Mais qui d’entre vous sait ou a même jamais entendu que le gouvernement luxembourgeois a décrété en 1947 que les ouvriers saisonniers étrangers qui se mariaient au Luxembourg étaient d’office expulsés. Donc aussi, en cas de mariage mixte, leurs épouses nées luxembourgeoises qui étaient devenues italiennes ou allemandes par mariage. Les droits humains étaient proclamés en Europe et dans le monde après la guerre et ratifiés par le Luxembourg mais ne sont devenus une réalité pour les migrants qu’à partir des années 1980.

Ces pratiques tout comme les discours de l’entre-deux-guerres sont reflétés dans les travaux des historiens qui re-découvrent l’immigration au Luxembourg dans les années 1970. Dans les premières interprétations historiques de Gilbert Trausch on retrouve comme matrice le récit historique des années 1930: le Luxembourg comme Etat-nation avec une population stable et homogène de „Luxembourgeois de souche“ par opposition aux immigrants mobiles, hétérogènes, vivant entre eux aux marges de la société et représentant un danger pour l’identité nationale. Dans ces travaux, l’arrivée des immigrants est présentée sous forme de vagues nationales, vague allemande à partir des années 1870, vague italienne à partir des années 1890, vague portugaise à partir des années 1960. Ces immigrants étaient définis comme ouvriers masculins, principalement célibataires et nomades. Ni le lien entre mobilité et sédentarisation progressive ni la présence dès le 19 e siècle de nombreuses femmes étrangères dans l’industrie textile, les faïenceries, l’agriculture, le secteur horeca, ni la création de familles – dont beaucoup de familles mixtes du point de vue de la nationalité – n’étaient perçus.

Et qu’en est-il aujourd’hui dans nos sociétés et économies globalisées, dans le cadre supranational de plus en plus déterminant de l’Union européenne, dans un pays dirigé politiquement par des Luxembourgeois et économiquement par une élite internationale et des entreprises mondialisées? Quels récits historiques sur les migrations reflètent ces nouvelles réalités? Je vous le raconterai une prochaine fois. Entretemps méfiez-vous de nouveaux récits comme celui résumé par l’historien Stuart Hall en 1989: „We are all migrants now.“