L’histoire du temps présent: Enjeux stratégiques

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Jusqu’à la fin de la Première Guerre mondiale, le sort des Etats impliqués dans le conflit et des régions disputées en Europe du nord-ouest est demeuré des plus incertains. Et ces incertitudes allaient perdurer au-delà de l’armistice du 11 novembre 1918 jusqu’à l’ouverture de la Conférence de la paix à Paris, au printemps 1919. Les buts de guerre visés par les parties en conflit, les stratégies développées à ce propos, étaient le plus souvent parfaitement contraires.  

De Jacques Maas

Le maintien de l’indépendance et de la souveraineté luxembourgeoise était tout sauf assuré en 1918-1919. Etat princier intégré à l’Empire allemand, province belge ou bien protectorat français – voilà des options tout aussi envisageables à l’époque. Le maintien d’un Etat luxembourgeois indépendant n’était certainement pas conditionné par la nature de son régime politique – soit république ou monarchie – et encore moins par l’exercice du pouvoir souverain par la dynastie de Nassau-Bragance. Dans le contexte de la redéfinition des rapports de forces géopolitiques en Europe à la fin du conflit mondial, il revenait aux grandes puissances victorieuses de l’Entente d’imposer leurs stratégies politico-militaires et de remodeler la carte de l’Europe.

Les puissances de l’Entente et le grand-duché de Luxembourg

Durant toute cette période cruciale qui va de la signature de l’Armistice aux débuts de la Conférence de la paix à Paris, aucune des puissances de l’Entente ne reconnaissait plus la grande-duchesse de Luxembourg, ni la grande-duchesse Marie-Adélaïde, ni sa sœur, la grande-duchesse Charlotte qui lui succéda en janvier 1919. Ni la France, ni la Grande-Bretagne ne décidèrent la reprise de relations diplomatiques officielles avec le grand-duché à la fin du conflit mondial. Sur le plan des relations internationales le pays se trouvait alors à peu près complètement isolé. Considéré en termes de Realpolitik, le grand-duché était à la disposition des grandes puissances.

Lorsque la „question luxembourgeoise“ était abordée dans les milieux gouvernementaux et diplomatiques de l’Entente, immanquablement il était fait état du caractère allemand de la dynastie des Nassau-Bragance, des relations cordiales que la grande-duchesse Marie-Adélaïde aurait entretenues avec l’empereur Guillaume II et la cour impériale tout au long de la période de la guerre. Avec la plus grande réprobation l’on nota à la fin de la guerre l’annonce des fiançailles de la princesse Antonia, sœur de la grande-duchesse Marie-Adélaïde, avec le Generalfeldmarschall Rupprecht de Bavière, qualifié de „boucher des Flandres“ par la propagande alliée et considéré comme criminel de guerre à Paris et à Londres. L’annonce de ces fiançailles ne manqua pas de compromettre encore davantage la réputation de la dynastie grand-ducale auprès des puissances alliées.

Pour se rendre compte à quel point les puissances anglo-saxonnes avaient tendance à ignorer l’indépendance luxembourgeoise, il suffit de se reporter aux deux exemples suivants: dès 1917, l’on notait au Foreign Office à Londres à propos du Luxembourg: „Luxembourg is to all intents and purposes a province of Germany.“ Le 8 janvier 1919, le président américain W. Wilson présenta son plan de paix, développé en quatorze points, à l’occasion d’un discours très remarqué devant le Congrès des Etats-Unis. Dans le point 7 le président américain exigea l’évacuation de la Belgique et le rétablissement de son indépendance. Le cas du Luxembourg ne fut nullement évoqué.

Les objectifs géopolitiques de la Belgique

Afin de préciser les tenants et les aboutissants de la question luxembourgeoise au lendemain de la Première Guerre mondiale, tâchons de considérer maintenant les objectifs géopolitiques poursuivis par les deux voisins occidentaux du Luxembourg, à savoir la France et la Belgique.

Du fait de la courageuse résistance armée dont la Belgique avait fait preuve en août 1914, lorsque l’Empire allemand envahit son territoire et viola sa neutralité, le gouvernement belge jouissait du statut de partenaire privilégié de l’Entente. L’armée belge avait en effet réussi à ralentir l’attaque allemande sur le front occidental et ainsi évité à la France une possible défaite précoce. Après que la majeure partie du territoire belge eut été occupée par l’armée du Kaiser, le gouvernement belge prit la décision de l’exil et s’établit à Sainte-Adresse près Le Havre, dans le nord de la France.

Assuré de la bienveillance des chancelleries de l’Entente, le gouvernement belge en exil se mit très tôt à formuler les buts de guerre que la Belgique comptait réaliser en cas de victoire des forces de l’Entente. Ces objectifs stratégiques, dont le gouvernement belge en exil ne manqua pas d’entretenir ses partenaires au sein de l’Entente, visaient prioritairement l’établissement d’une „Grande Belgique“, une fois la victoire obtenue sur l’adversaire allemand. Les milieux gouvernementaux belges et les cercles annexionnistes qui gravitaient dans leur entourage étaient en effet d’avis que la Belgique d’après-guerre devait renforcer considérablement ses moyens de défense sur sa frontière orientale en repoussant les frontières belges vers l’est. Ces prétentions annexionnistes se fondaient sur un système de limites naturelles prenant appui sur les deux rives de l’Escaut et de la Meuse et devant s’étendre jusqu’à la Moselle. Plus concrètement, la mise en place d’une telle „Barrière de l’est“ visait l’établissement du „rempart de l’Eifel“ par l’annexion des circonscriptions allemandes d’Eupen et de Malmédy, ainsi que la sécurisation du flanc sud-est de la Belgique par l’annexion du grand-duché de Luxembourg.

Le „retour“ du grand-duché à la Belgique

Dans une note adressée au mois d’octobre 1918 aux puissances alliées, le gouvernement belge rappela qu’une „Belgique privée de la position de Luxembourg, clef du sud-est de son territoire, ne pouvait défendre le Luxembourg belge et la rive droite droite de la Meuse“. De fait, le grand-duché d’avant-guerre aurait constitué l’avant-poste de la puissance impérialiste de l’Allemagne en Europe du nord-ouest. Le statut de neutralité désarmée du grand-duché et son réseau ferroviaire placé sous direction allemande, n’auraient servi que les intérêts stratégiques de l’Empire allemand. Aux yeux des annexionnistes belges il était entendu qu’il fallait mettre un terme à la menace que constituait „la trouée de Luxembourg“, ce couloir d’invasion dont l’Allemagne ne se gênait point de se servir.
La position géostratégique du grand-duché, de même que la conduite pro-allemande de la dynastie de Nassau-Bragance, amenaient les milieux gouvernementaux belges à justifier leur prétention de voir le grand-duché „faire retour à la Belgique“, dans le cas où l’on jugerait, lors de l’ouverture des négociations de paix que ce territoire ne pouvait continuer d’exister comme Etat indépendant. A l’occasion de contacts diplomatiques avec les gouvernements alliés, par voie de presse et par la publication de brochures de propagande, les partisans de la „Grande Belgique“ s’employaient en conséquence à démontrer que l’indépendance et la souveraineté d’un grand-duché de Luxembourg n’avait plus lieu d’être, que de toute façon cette indépendance de l’Etat luxembourgeois n’aurait été que factice dès le début. A l’appui de leur thèse, les annexionnistes invoquaient des arguments d’ordre politique et historique. Ainsi, en envahissant le Luxembourg en août 1914 et en occupant militairement le pays, l’Allemagne aurait violé les dispositions du statut international du grand-duché arrêtées au Congrès de Londres de 1867. De ce fait le statut international du grand-duché n’aurait plus aucune portée juridique et il s’avérerait impossible de maintenir après guerre la situation politique d’un pays „que l’empire allemand avait mis en vassalité“.
Considéré d’un point de vue historique, la création d’un grand-duché de Luxembourg au Congrès de Vienne de 1815 n’aurait constitué qu’une entité artificielle, à l’avantage militaire de la Prusse. Sous le règne du roi grand-duc Guillaume Ier des Pays-Bas, le grand-duché n’aurait bénéficié d’aucune espèce d’autonomie et son territoire aurait été englobé dans l’administration générale des provinces belges. Lors de la Révolution belge de 1830, les Luxembourgeois auraient été aux avant-postes des combats pour l’indépendance de la Belgique et les hommes politiques luxembourgeois auraient contribué en rang éminent à la constitution du nouvel Etat belge. La „tragique séparation“ de la partie orientale du grand-duché décidée par les grandes puissances en 1831 aurait été réalisée en 1839 au mépris de la volonté exprimée par les populations luxembourgeoises concernées – une nouvelle fois à l’avantage exclusif de la Prusse.

Le „retour“ de la partie orientale du grand-duché à la Belgique permettrait ainsi de refermer la plaie ouverte depuis 1839. La question luxembourgeoise serait pour les Belges d’une importance tout aussi capitale que celle de l’Alsace-Lorraine pour les Français. Il ne s’agirait ni plus ni moins que de la reconstitution de la Belgique de 1830. Et en tout état de cause il ne saurait être question d’une violation du principe des nationalités, puisque la séparation de 1839 aurait été accomplie contre le vœu des populations concernées.
Voilà présenté en quelques lignes l’argumentaire développé par les partisans d’une politique annexionniste belge à partir de la seconde moitié de la guerre, dans le but d’exposer auprès des chancelleries des Alliés les droits que la Belgique comptait faire valoir à la reprise du Luxembourg. Début juin 1917, l’ambassadeur belge à Paris, le baron de Gaiffier, reçut de la part du président du Conseil français, Alexandre Ribot, l’assurance que la France n’avait pas de visée annexionniste sur le Luxembourg. Le gouvernement français signifiait ainsi à la Belgique qu’il allait lui laisser les mains libres à propos de la question luxembourgeoise. Toutefois, le président du gouvernement français ne manqua pas de préciser en 1917, que les autorités belges ne pouvaient pas compter dans cette affaire sur l’appui actif de la France. Par la suite, le gouvernement belge en exil allait envisager trois options afin de réaliser l’objectif luxembourgeois. Soit l’annexion pure et simple du grand-duché, option à envisager en premier lieu, sinon l’alternative d’une union personnelle entre la Belgique et le Luxembourg avec le roi des Belges investi de la fonction de grand-duc de Luxembourg comme chef d’Etat. Et à défaut de la réalisation des deux premières options, l’on devait se satisfaire d’une union économique entre les deux pays.

Rivalités franco-belges

Au lendemain de l’Armistice, lorsque les autorités belges voulurent entrer dans le vif du sujet, elles durent constater que les réalités du terrain se présentaient d’une manière sensiblement différente des assurances diplomatiques signifiées par Paris. Le commandant en chef des armées alliées, le maréchal Foch, décida d’établir son quartier général à Luxembourg-ville et d’y placer un régiment d’infanterie français. Aux troupes belges cantonnées à Arlon en vue de leur participation à l’occupation militaire alliée du Luxembourg, Foch refusa résolument l’entrée du territoire grand-ducal.

L’objectif prioritaire du maréchal Foch lors de l’entrée des troupes alliées au Luxembourg visait la prise de contrôle du réseau ferroviaire luxembourgeois, jugée indispensable en vue d’assurer la marche de l’armée française sur le Rhin. Le gouvernement belge n’allait pas tarder à se rendre compte que l’occupation durable du grand-duché par des unités militaires placées sous le commandement du maréchal français, de même que la stratégie rhénane, mise en œuvre par ce dernier, risquaient de conduire à terme à l’encerclement de la Belgique par la France et au renforcement de l’hégémonie française en Europe du nord-ouest. Les objectifs stratégiques de la politique rhénane de Foch visaient en effet l’occupation militaire durable de la rive gauche du Rhin et la mise en place d’un ou de plusieurs Etats tampons rhénans détachés du reste de l’Allemagne.

En attendant, le grand-duché restait un atout aux mains de Foch que ce dernier ne comptait céder en aucune manière à la Belgique. En fin de compte la France utilisa la question luxembourgeoise pour exercer des pressions sur la Belgique, afin d’amener celle-ci à signer un accord militaire liant la Belgique à la France. En retour, il ne restait aux mains de la Belgique que la troisième option, celle de l’Union économique belgo-luxembourgeoise, signée au terme de difficiles négociations en 1921. La rivalité franco-belge de l’immédiat après-guerre a finalement fait l’affaire du Luxembourg, la Belgique n’obtenant pas le „retour“ du grand-duché.