L’histoire du temps présent: De l’„Israélite“ au „non-Aryen“

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Qu’est-ce qui caractérise les réfugiés aux yeux d’un Etat qui pourrait les accueillir? Ils sont durs à expulser parce qu’ils ne veulent ou ne peuvent pas rentrer chez eux. C’était vrai pour les réfugiés allemands juifs qui sont venus au Luxembourg dans les années 1930. Une conséquence perverse est qu’ils ont été dès lors enfermés dans la définition que les nazis leur avaient imposée. Ainsi, une démocratie libérale comme le Luxembourg a progressivement, presque à son insu, adopté les représentations raciales nazies.

De Vincent Artuso

A partir de janvier 1936, les autorités luxembourgeoises ont commencé à compter à part les „réfugiés israélites“ qui entraient sur le territoire luxembourgeois. Le terme d’“Israélite“ ne doit pas tromper, il était employé faute de mieux. Ceux qu’ils désignaient n’avaient pas pour point commun d’être juifs – il pouvait y avoir parmi eux des catholiques, des protestants ou même des athées. En revanche, tous étaient „Juifs“ selon la définition raciale nazie. Embusquée derrière cette notion d’“Israélite“, se cachait donc celle de „non-Aryen“, dont la définition légale avait été fixée par les lois racistes de Nuremberg, en 1935.

Cette façon de distinguer les „réfugiés israélites“ des étrangers „normaux“, influença de manière croissante la pratique et le vocabulaire des administrations chargées des tâches de police des étrangers: gendarmerie, sûreté publique, police locale étatisée, parquet général d’Etat, ministère de la Justice. Dans une lettre adressée au ministre de la Justice, René Blum, le 16 avril 1938, le ministre du Travail, Pierre Krier, confirmait ainsi qu’un ordre non écrit de refuser les autorisations d’embauchage aux „Allemands et apatrides de ,race non-aryenne‘“ avait été communiqué à toutes les administrations concernées.

Les Allemands „normaux“ et „les autres“

Plus d’un an plus tard, considérant que les conditions d’entrée draconiennes qui avaient été adoptées pour limiter l’entrée au Luxembourg de „Juifs“ allemands pénalisaient les autres Allemands, Blum faisait savoir que „les Allemands habitant l’Allemagne, en possession d’un passeport régulier, n’ont pas besoin de visas luxembourgeois. Par contre les passeports allemands qui n’autorisent pas leur porteur à rentrer en Allemagne respectivement ceux dont les porteurs ne veulent pas y retourner, sont considérés comme irréguliers et n’autorisent ni l’entrée au Luxembourg, ni la délivrance de visas […] Tombent sous cette catégorie surtout: les Israélites (passeports munis d’un ,J‘), les émigrants, les Israélites polonais et les apatrides venus d’Allemagne.“

Si les „Israélites polonais“ étaient eux aussi traités avec suspicion, c’est que, dans la seconde moitié des années 1930, la Pologne multipliait les prétextes pour retirer leur nationalité à ses ressortissants juifs installés à l’étranger. La catégorie du „non-Aryen“, qui avait d’abord servi à désigner les réfugiés venant du Reich, puis l’ensemble des „Juifs“ allemands et autrichiens, y compris ceux qui avaient immigré avant 1933, désignait, à la veille de l’invasion, après ajout des Polonais, l’écrasante majorité des „Juifs“ étrangers.

Si ceux-ci se distinguaient, à la base, des autres étrangers par l’impossibilité de rentrer chez eux, les fonctionnaires chargés de les surveiller leur ont, dans un second temps, attribué un certain nombre de caractéristiques censées leur être communes. Elles ressemblaient à s’y méprendre à ce que l’antijudaïsme catholique présentait traditionnellement comme des vices typiquement juifs.

Un corps étranger

Un brigadier de police notait à propos de réfugiés de la Sarre qui promettaient de s’abstenir de toute activité économique s’ils étaient autorisés à prendre résidence au Luxembourg, qu’il fallait se méfier de leurs „belles promesses“ parce qu’ils „ne pouvaient s’empêcher de pratiquer le commerce“. Ils cherchaient probablement à investir leur argent par des voies détournées, ce qui rendait impossible d’estimer leur patrimoine et de calculer leurs impôts. Par conséquent il conseillait que leur demande soit rejetée.

Le major Stein, chef de la gendarmerie, écrivait quant à lui, dans un rapport de décembre 1935, que si la surveillance des étrangers était une tâche généralement ardue, elle s’avérait presque impossible dans le cas de la „population juive“ en raison de sa propension à „magouiller“ (mauscheln) en des lieux secrets (geheime Konventikel) et à utiliser des hommes de paille pour exécuter les basses besognes. Il estimait aussi que le „danger“ de l’Überfremdung était particulièrement grave dans le cas des „Juifs“ parce qu’ils formaient un „corps étranger à la population autochtone“ (der einheimischen Bevölkerung wesensfremde Elemente).

Cette dernière ne risquait rien moins que l’engloutissement, selon un brigadier de la Sûreté publique: „Il y a aujourd’hui en Allemagne encore près de 400.000 Juifs qui voudraient émigrer et en Pologne ils sont 3 millions et demi à souhaiter partir aujourd’hui plutôt que demain, si bien que la demande de permis de séjour ne va pas tarir avant longtemps.“

Une nationalité à part

Si les „Juifs“ formaient une nationalité bien distincte et inassimilable, qu’en était-il des Luxembourgeois israélites? A la veille de la guerre, certains fonctionnaires avaient tendance à mettre tous les „non-Aryens“ dans le même sac, y compris les ressortissants du Grand-Duché.

En septembre 1939, dans un rapport de la Sûreté au sujet des préparatifs pour évacuer la population en cas d’invasion, il était souligné que des „commerçants juifs“ proposaient des „prix anormaux“ (anormale Preise) pour acheter des logements vacants dans le Nord du pays. Si une partie de la population devait y être évacuée elle trouverait les meilleures habitations occupées par des „réfugiés et des Juifs“ (Emigranten und Juden). A une heure de grand danger, les Luxembourgeois israélites étaient non seulement distingués de leurs compatriotes „aryens“ mais de surcroît accusés d’agir à leurs dépens. Le pas décisif menant à la différenciation, cette fois-ci tout à fait officielle entre „Aryens“ et „non-Aryens“ fut franchi un an plus tard, durant les premiers mois de l’occupation.

La „question juive“

Le 25 octobre 1938, l’Escher Tageblatt, publiait un article intitulé „La question juive en Belgique“, qui débutait par cette mise au point: „En réalité il faudrait appeler cela ,le problème des victimes de l’antisémitisme‘, car c’est bien à cause de lui qu’en Belgique les pouvoirs publics sont aujourd’hui contraints de s’occuper d’une ,question juive‘.“

Ce qui était écrit dans le quotidien au sujet de la Belgique était tout aussi vrai pour le Luxembourg – et, au-delà, pour l’ensemble des pays confrontés à l’arrivée des réfugiés. L’une des premières victoires de l’Allemagne nazie, dans les années 1930, a été d’imposer son point de vue sur la „question“, notamment en transformant la victime en coupable.

Ce n’était pas l’Allemagne qui était accusée de faire monter l’antisémitisme – pourtant un élément essentiel de l’idéologie du régime nazi – mais les „Juifs“ qui fuyaient en grand nombre, en période de crise économique. Plus encore, en chassant les „Juifs“, l’Allemagne nazie exportait ses obsessions, ses définitions raciales, son vocabulaire.

Citoyens de seconde zone

Les „Juifs“ du Reich étaient une catégorie d’étrangers problématique. Le fait qu’ils ne pouvaient ou ne voulaient rentrer chez eux avait pour conséquence perverse de les enfermer dans la définition que les nazis leur avaient imposée. Une démocratie libérale comme le Luxembourg a progressivement, presque à son insu, adopté les représentations raciales nazies.

Mais une fois acclimatées, dans un contexte de crise géopolitique, économique et identitaire, elle ont été progressivement étendues à tous les „Juifs“ étrangers puis à l’ensemble des „Juifs“. Le 9 août 1940, quatre mois après l’invasion, une semaine après son arrivée au Luxembourg, le Gauleiter Gustav Simon demandait à l’administration luxembourgeoise d’interdire le retour des 2.000 „Juifs“ qui avaient pris la route de l’exode. Parmi ceux-ci se trouvaient de nombreux Luxembourgeois.

En acceptant d’appliquer cet ordre les autorités luxembourgeoises adoptaient de manière tacite les conceptions raciales nazies et faisaient des Luxembourgeois israélites des citoyens de seconde zone. A partir de là, les administrations qui avaient coopéré dans le cadre de la police des étrangers furent directement impliquées dans les persécutions antisémites du régime nazi.