L’histoire du temps présent: L’exemple belge

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Jusque dans les années 1990, la Belgique rechignait, tout comme le Luxembourg, à indemniser la majorité des juifs étrangers qui avaient été dépouillés de leurs biens pendant l’occupation. En 2001, le royaume a toutefois profondément changé son approche – malgré l’hostilité des banques qui s’opposaient à ce qu’on se penche de plus près sur les comptes dormants.

De Vincent Artuso

Le Luxembourg et la Belgique ont beaucoup en commun. Le simple fait qu’il existe un Luxembourg belge témoigne de l’imbrication des deux pays. Pendant près d’un demi millénaire, l’actuel Grand-Duché a partagé le destin des territoires agglomérés par les Bourguignons au 15e siècle et qui se sont soulevés contre le roi des Pays-Bas en 1830. Depuis des générations une bonne partie de nos élites politique, économique et militaire est formée dans les universités belges.

Lorsqu’il faut trouver une solution juridique, nos législateurs vont bien souvent chercher inspiration à Bruxelles. C’est pourquoi bien des lois luxembourgeoises ont leur pendant belge. Au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale, les deux pays ont ainsi adopté une approche très similaire sur la question des dédommagements.

Une approche identique Le 5 janvier 1943, en pleine guerre, les gouvernements en exil belge et luxembourgeois signaient tous deux la Déclaration de Londres. Ils se réservaient le droit d’annuler „tout transfert ou trafic“ ordonné par l’occupant, qu’il ait revêtu „la forme, soit d’un pillage manifeste, soit de transactions en apparence légales“.
Cette déclaration avait été rédigée alors même que les Alliés prenaient la mesure du génocide des juifs d’Europe. Sa formulation pouvait laisser croire à une indemnisation systématique pour l’ensemble des biens spoliés. Cependant elle n’avait aucun caractère contraignant, si bien qu’après la libération chacun des 18 signataires a fini par agir à sa guise.

En Belgique, comme au Luxembourg, une lecture patriotique restrictive s’est imposée. Pour être dédommagé, il fallait avoir la nationalité du pays. Si des exceptions étaient prévues pour les étrangers pouvant faire valoir des services rendus à leur pays d’accueil – une disposition vague et peu appliquée –, aucun statut particulier n’était en revanche prévu pour les victimes de la Shoah. Par conséquent la grande majorité des juifs n’a pas été indemnisée. Juste avant la guerre, 75% de ceux vivant au Luxembourg étaient des étrangers, en Belgique cette proportion était même de 90%.

Les accords bilatéraux que la République fédérale allemande a conclu avec ses voisins occidentaux à partir de 1959 n’y ont rien changé. Au Luxembourg les indemnités allemandes ont servi avant tout à dédommager les enrôlés de force, en Belgique les prisonniers politiques.

La perception de la Shoah a changé à partir des années 1960. Les historiens ont commencé à étudier la collaboration avec l’Allemagne nazie, la perspective nationale a cédé le pas à une approche se voulant universelle et le génocide est devenue la clé de voûte de la mémoire de la Deuxième Guerre mondiale.

Cette évolution a conduit les pays qui avaient été occupés par le Troisième Reich à changer d’attitude. En 1997, le gouvernement belge décidait de rouvrir le dossier des spoliations des biens „juifs“ et de le confier à une commission présidée par Lucien Buysse, grand maréchal honoraire de la Cour. Quatre ans plus tard, le gouvernement luxembourgeois créait sa propre commission.

Les deux instances ont emprunté des voies opposées. Après neuf ans d’activité, la commission luxembourgeoise a rendu un rapport intermédiaire dans lequel elle en venait à la conclusion que le Grand-Duché avait suffisamment indemnisé les juifs. Le rapport définitif que la Commission Buysse I a remis au gouvernement belge, au bout d’à peine quatre ans, a pour sa part mené à une profonde réforme.

Les chemins se séparent

Le 20 décembre 2001, le parlement belge votait une loi permettant à toute personne qui avait été domiciliée en Belgique, „à un moment donné, entre le 10 mai 1940 et le 8 mai 1945“, ou à ses ayants droit jusqu’au 3e degré, de déposer une demande de dédommagement pour les biens perdus „suite aux mesures ou pratiques anti-juives de l’occupant“. Suivant l’estimation de la Commission Buysse I, l’Etat belge, les banques et les assurances ont versé plus de 110 millions d’euros sur le compte d’une commission pour le dédommagement. La Belgique a donc accordé un statut aux victimes des persécutions antisémites nazies, ce que le Luxembourg se refuse toujours à faire, mais cela ne s’est pas fait sans résistances.

Comptes dormants

En 2012, Jean-Philippe Schreiber, l’un des membres de la Commission Buysse I, est revenu sur l’activité de cette dernière dans un article paru dans la revue de l’Union des progressistes juifs de Belgique. Ce spécialiste de l’histoire du judaïsme n’est pas un inconnu au Luxembourg puisqu’il a contribué à la publication des actes du colloque „Emancipation, éclosion, persécution“, que Renée Wagener et Thorsten Fuchshuber ont organisé en 2011.

Selon Schreiber l’opposition la plus résolue aux travaux de la Commission Buysse I a été le fait des banques. Celles-ci ne souhaitaient pas que soit abordée la question des „comptes en déshérence“ ou „comptes dormants“, c’est-à-dire des comptes sur lesquels il n’y a pas eu de mouvements depuis des années, en l’occurrence parce que leurs titulaires étaient morts en déportation.

De prime abord, l’hostilité des banques belges avait de quoi surprendre. L’existence même des comptes dormants démontrait qu’elles ne s’étaient pas soumises à l’ordre allemand d’identifier et de liquider les comptes „juifs“. Elles auraient d’ailleurs pu présenter cela comme un acte de résistance. Pourquoi faisaient-elles alors obstruction?

Schreiber et ses collègues de la commission ont fini par découvrir que l’attitude du secteur bancaire ne s’expliquait ni par des préjugés antisémites ni par la crainte de devoir rembourser des sommes pharamineuses. La véritable raison n’avait absolument rien à voir avec la Shoah. Le secteur bancaire craignait qu’en creusant le sujet, la commission puisse mettre à jour certaines de ses pratiques, qu’une législation imprécise avait encouragées. Au sujet de sa réticence initiale à dédommager les victimes des spoliations nazies, Schreiber écrit notamment:

„J’ai eu le sentiment qu’en réalité, le secteur bancaire […] ne le souhaitait pas pour une raison bien précise. En effet, le contournement de l’obligation – très limitée – de restitution du banquier, à laquelle il avait dû se résoudre, risquait de constituer un grave précèdent, dont les conséquences pouvaient pour lui être désastreuses, bien au-delà des peanuts que constituaient les montants des biens juifs en déshérence […]. [L]a Commission Buysse a révélé comment les banques et les caisses d’épargne, de manière tout fait légale, grâce à une législation très favorable et que personne n’avait eu la curiosité ou le courage de mettre en doute, ont pu engloutir dans leurs bilans les comptes dormants […]. Il s’agit là de milliers, de dizaines voire de centaines de milliers de comptes souvent modestes, dont les propriétaires ont oublié l’existence et dont les ayants droit n’ont aucune connaissance. La seule CGER […] aurait clôturé de sa propre initiative 3.300.000 carnets de dépôt depuis 1945, et il n’est pas certain que les avoirs dormants concernés soient allés au Trésor public après 30 ans, comme la législation l’impose dans ce cas particulier.“

Quelques conclusions

La comparaison avec la Belgique mène à plusieurs conclusions. La première est qu’une politique d’indemnisation restrictive peut être changée. La deuxième est que cela peut advenir sans que l’Etat ait reconnu une quelconque responsabilité. La Belgique a changé sa législation en 2001, soit onze ans avant la publication du rapport „La Belgique docile“, qui a révélé l’ampleur de la collaboration et persuadé le premier ministre belge de présenter des excuses officielles à la communauté juive.

L’exemple belge démontre aussi que l’indemnisation des victimes des persécutions antisémites n’est pas ruineuse. Près de 100.000 juifs vivaient en Belgique à la veille de la guerre, contre 4.000 au Luxembourg. Le préjudice qu’ils ont subi a été estimé à plus de 110 millions d’euros par la Commission Buysse I – d’où, comme nous l’avons vu, la somme versée à la Commission pour le dédommagement.

Mais au final, seuls 35,2 millions d’euros ont été réclamés et versés, à peine 31,8% du montant disponible. On comprend enfin au vu du cas belge que les obstacles à un changement de législation ne sont pas forcément ceux que l’on croit et qu’ils ne sont pas non plus insurmontables.