Interdire la mendicitéDe pauvres arguments

Interdire la mendicité / De pauvres arguments
La perception de la mendicité est fortement tributaire de représentations anciennes    

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En pleine campagne électorale, la coalition DP-CSV aux commandes de la ville de Luxembourg propose l’interdiction de la mendicité. Sa perception du problème est à la fois l’héritage du catholicisme médiéval, mais pose aussi des questions très contemporaines sur l’espace public et sa privatisation.

Dans le débat public, la mendicité a une particularité qu’elle partage avec peu d’autres sujets. Les personnes qui donnent leur avis et forgent l’opinion ne sont ni les premiers concernés, ni les mieux informés. Constatant que ces réactions sont immédiates et reposent sur des impressions personnelles, à l’inverse des „minutieuses recherches“ desquelles les sociologues de sa trempe sont familiers, le professeur à la Haute école spécialisée de Suisse occidentale Jean-Pierre Tabin a décidé en 2011 de mener une enquête de terrain dans le canton de Vaud. Quelques années plus tard, en novembre 2018, le même canton allait décréter une interdiction générale de la mendicité sur son territoire.

„Comment expliquer que la présence dans les rues de certaines villes de quelques dizaines de personnes qui mendient suscite autant de réactions et que la réglementation ou l’interdiction de la mendicité soit à l’agenda politique de si nombreux parlements en Europe?“, se demandaient Jean-Pierre Tabin et son collègue René Knüsel, dans le livre „Lutter contre les pauvres. Les politiques face à la mendicité dans le canton de Vaud“ qui s’aventure à la fois sur le terrain des idées et celui de la mendicité de tous les jours.

Il démontre que les politiques d’interdiction répondent à une certaine manière de considérer la question, détaillée par d’autres sociologues et historiens avant eux. Ainsi, „la réaction contemporaine à la mendicité s’explique par la perte du caractère sacré de l’état de pauvreté et par la sécularisation de l’assistance“, écrivent-ils, à la suite de l’historien polonais Borislaw Geremek. Au Moyen-Âge, on se demandait si les mendiants étaient bien honnêtes, puis plus tard s’ils étaient bien dans l’incapacité de travailler. „La mendicité n’est plus considérée aujourd’hui comme un acte de foi et le fait même de voir des personnes mendier dans la rue provoque de la gêne et installe le doute sur la réalité d’un besoin auquel l’État est désormais censé pourvoir.“ L’Etat, justement, est en première ligne sur cette question, réprimant la mendicité et défaillant à aider les pauvres qui la pratique. „L’Etat renforce un point de vue parmi d’autres sur le monde social qui est un lieu de luttes entre les points de vue.“

La mendicité rompt avec „l’indifférence civile“ que le sociologue Erwing Goffmann, dit qu’elle s’impose en général entre individus situés dans un même espace public. Elle s’oppose à „la création d’un ,entre soi‘ de la consommation dans l’espace public, qui ne soit pas perturbé par des éléments indésirables, comme la présence de personnes exclues de cette consommation“.

Vingt euros par jour

La mendicité est une activité méconnue parce qu’elle ne relève guère d’autres règlementations que répressives. „Elle n’est pas protégée par des conventions, ni systématiquement défendue comme droit humain par de groupes de pression ayant pignon sur rue, comme des partis politiques, ni organisées par des syndicats“, constatent les chercheurs qui ont lancé trois étudiants pour une dense enquête de terrain. Cette dernière est faite de 25 entretiens avec des personnes en contact avec la mendicité dite rom dans le canton de Vaud, de 23 entretiens avec des personnes qui mendient, de plusieurs mois de recherche impliquée dans des structures d’accueil et de 114 observations de temps de mendicité sur 32 jours différents entre juillet 2011 et juin 2013.

L’enquête a permis de mettre à mal les stéréotypes et „d’en savoir davantage que ce qui est rapporté, souvent de manière caricaturale, par les médias“. Elle a notamment mis au jour que les mendiants gagnaient vingt euros par jour en moyenne, confirmant ainsi le rapport du Centre français d’étude et de recherche sur la philanthropie (Cerphi), qui écrivait: „La mendicité est peu rentable alors que sa pénibilité et son coût en termes d’image de soi sont démesurés.“ De même, ils ont constaté que pas ou peu d’enfants étaient utilisés et qu’en général ils n’étaient pas laissés seuls. Ils constataient également. „Les attitudes, l’habillement, la mise en scène des infirmités comme les références religieuses renvoient à un ordre social qui paraît sans doute anachronique aux personnes habituées d’une part à une protection médicale et sociale généralisée, d’autre part à la mise à l’écart du centre-ville des personnes souffrant d’une infirmité.“

La stigmatisation des mendiants a pour contradiction d’augmenter leur temps de présence dans l’espace public pour obtenir la somme qui leur permet de survivre. C’est sans doute l’effet qu’avait eu une campagne d’information que la police grand-ducale avait menée en 2010 contre les mendiants d’Europe de l’Est. La mendicité simple n’était plus interdite depuis deux ans au Luxembourg et la transposition d’une directive européenne. Ne s’empêtrant pas de la présomption d’innocence, la police avait mis en garde les citoyens au fait que „l’argent ainsi mendié profite à des réseaux de criminalité“. La justice avait alors dû admettre qu’il n’y avait aucune preuve de l’existence de tels réseaux. Et elle le fait encore aujourd’hui en brandissant des chiffres (voir ci-contre) qui indiquent que les cas de mendicité en réunion, et avec elles les pratiques mafieuses qui justifient aujourd’hui l’initiative réglementaire du conseil communal de Luxembourg, relèvent de la très grande exception.

L’étude, menée sous la direction de Jean-Pierre Tabin, a eu notamment pour effet de modifier la fiche Wikipédia consacrée à „l’exploitation de la mendicité“ pour y signifier qu’elle relève des représentations sociales. Elle propose aussi des mesures pour enrayer ce problème, mais signale qu’elles ne sont „envisageables qu’à condition de regarder la mendicité autrement que comme un problème qui n’a pas sa place dans nos rues, et de considérer les personnes qui mendient comme des êtres humains à part entière, donc également comme des partenaires de politique à développer“.

Dans son arrêt du 19 janvier 2021, la Cour européenne des droits de l’homme pose un nouveau regard sur la mendicité. Jugeant d’une amende de 464 euros infligée par la ville de Genève à une mendiante, qui a ensuite enduré cinq jours de détention pour défaut de paiement, elle a estimé que la mesure a atteint sa dignité humaine et l’essence même des droits protégés par l’article 8 (droit au respect de la vie privée et familiale) de la Convention. Elle l’a justifié ainsi: „La requérante, analphabète et issue d’une famille extrêmement pauvre, n’avait pas de travail et ne touchait pas d’aide sociale. La mendicité constituait pour elle un moyen de survivre. Placée dans une situation de vulnérabilité manifeste, la requérante avait le droit, inhérent à la dignité humaine, de pouvoir exprimer sa détresse et essayer de remédier à ses besoins par la mendicité.“