InterviewCharlbi Dean, ses derniers rêves d’actrice

Interview / Charlbi Dean, ses derniers rêves d’actrice
„Triangle of Sadness“ a eu la Palme d’or à Cannes

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Son titre, „Triangle of Sadness“, de Ruben Östlund, fait allusion à la ride entre les sourcils, cauchemardesque pour tout top model. Le choix impressionne désormais: l’actrice sud-africaine est décédée subitement le 29 août dernier à New York, à l’âge de 32 ans. Le choc est terrible. La tristesse, immense.

Après avoir tourné en dérision le monde de l’art contemporain avec „The Square“ (première Palme d’or à Cannes, en 2017), le réalisateur suédois s’en prend cette fois au monde de la mode et des influenceurs. Un univers cruel que Charlbi Dean Kriek, top model, connaissait bien.

L’actrice sud-africaine avait présenté „Triangle of Sadness“ au Festival de Cannes – qui a, ensuite, remporté la Palme d’or –, une satire féroce dans laquelle elle incarne Yaya, top model et influenceuse. L’actrice était radieuse sous les feux des projecteurs. Une nouvelle carrière internationale s’ouvrait à elle. Dans un entretien qu’elle nous avait accordé sur la Croisette, la pétillante Charlbi Dean Kriek, nous parle de ses rêves d’actrice.

Tageblatt: Si vous deviez comparer le personnage de Yaya avec votre propre expérience de mannequin …

Charlbi Dean: J’ai un avis très personnel parce que je suis mannequin depuis de très longues années. Et je voulais vraiment montrer dans le film de quoi le métier est fait. J’ai commencé à l’âge de 13 ans, j’ai quitté mon père et ma mère pour travailler à Tokyo. On n’a pas autant de possibilités de travail comme mannequin en Afrique du Sud, pays du Tiers-Monde. On m’a proposé un contrat et la garantie de gagner de l’argent, suffisamment pour vivre pendant trois mois loin de chez mes parents. Cela représentait beaucoup pour quelqu’un comme moi qui venait d’Afrique du Sud. C’est dur de dire non à une telle proposition.

A Tokyo, j’ai vu un tas de filles venues du Tiers-Monde. Elles travaillaient pendant six mois et envoyaient leur salaire à leurs parents. Mes parents, très protecteurs, ne voulaient pas recevoir mon argent. Ils respectaient ce que je voulais vraiment faire. Je les remercie encore mais c’était terrifiant. Car j’étais encore un enfant. J’avais peur du noir, j’étais pétrifiée mais j’ai assumé. Je me suis rendu compte combien c’était dur d’être mannequin. Et, dans le film, on voit aussi que pour Yaya, c’est ingrat. C’est dur pour elle d’arriver là où elle est, elle a besoin de gagner beaucoup d’argent. Elle ressent un vide en elle. Le travail de tant d’années la rend forte et, pour elle, cela marche.

Etre actrice, être top model, est-ce différent?

La plus grande différence est que, sur le plateau, il y a une collaboration. Dans la mode, on vous fait porter cinquante vêtements par jour. Vous ne pouvez pas donner votre avis. Il faut suivre le styliste, le photographe, le maquilleur. Je n’aime pas ce rouge à lèvres? Je dois l’accepter. Je ne peux rien dire. Je n’ai pas le choix. Les gens pensent généralement que les mannequins sont des créatures frivoles et égocentriques mais ils sont toujours sous pression: vous n’êtes pas assez mince, vous n’êtes pas assez grand, votre peau n’est pas assez lisse … Dans un film, par contre, vous existez pour incarner un personnage, votre avis compte. J’apprends, je prends des cours. Pour la première fois, j’entends le son de ma voix.

Yaya semble être un peu en retrait. Elle regarde ces milliardaires influenceurs comme spectatrice …

J’apprécie ce que vous dites. Je pense que Yaya est réaliste. Comme moi, elle a quitté l’école à 13 ans. A 25 ans, vous ne pouvez plus travailler. On ne veut plus de vous. Vous ne pouvez plus subvenir aux besoins de votre famille. C’est une responsabilité énorme. Moi aussi, si je veux fonder une famille, comment pourrais-je m’en sortir? Yaya est amoureuse de Carl mais elle ne peut pas donner son cœur parce que quelle vie aurait-elle? Qui pourra prendre soin d’elle? C’est une question de survie. Yaya, elle aime vraiment Carl mais il est sans le sou alors que, dans sa tête, il doit se soucier de s’en sortir en premier.

Il ne s’agit pas seulement d’être amoureux et d’être heureux. Yaya doit s’inquiéter de son avenir. Elle ne sait pas de quoi le lendemain est fait. Au sommet de ma carrière, j’ai été victime d’un terrible accident: je me suis cassé le dos, les côtes, j’ai eu un pneumothorax … J’ai dû arrêter pendant deux ans. J’ai eu la chance de survivre et de marcher à nouveau, mais mon agence m’a larguée. Je me demandais qu’est-ce que je vais faire? Puis j’ai pensé que je devrais être reconnaissante d’être encore en vie. Lentement, j’ai récupéré et, en 2010, j’ai joué un rôle dans „Spud“, un film sud-africain de Donovan Marsh avec John Cleese. Cet accident de voiture m’a obligée à m’orienter plus sérieusement vers le métier d’acteur, ce qui a toujours été mon rêve.

Le contraste entre richesse insolente et mode survie est étrange …

C’est le sujet du film. Quelques milliardaires vivent sur un yacht de luxe, ils s’empiffrent, boivent jusqu’à plus soif et puis, ils échouent sur une île déserte. Yaya, comme les autres personnages sont des mercenaires, guidés par le profit, par l’appât du gain. Soudain, quand le bateau coule, leur argent n’a plus d’importance. Les serviteurs, pauvres, se rebellent. Les riches se demandent pour la première fois qui ils sont. Ils sont perdus. Ils sont en état de survie. Que vont-ils pouvoir manger?

Comment s’est déroulé le tournage avec Ruben Östlund?

Travailler avec Ruben ne laisse aucune place à la vanité. Si vous ratez une prise, on passe très vite à autre chose. En Afrique du Sud, j’avais plutôt l’habitude de regarder Cendrillon, car, à la maison, on fermait le poste de télévision à 19 heures. Ce film-là me faisait rêver. Je voulais faire partie de ce monde merveilleux. Puis, je suis allée aux Etats-Unis, je voulais devenir actrice et j’ai vu des films de Guillermo del Toro qui sont des chefs-d’œuvre.

J’ai vu „The Square“, j’étais impressionnée. Mais j’étais en colère parce que je me suis rendu compte que je suis passée à côté de tant de films. J’avais un désir fou d’aller dans les salles de cinéma, ce que je connaissais à peine. Lorsqu’on m’a demandé une audition pour Ruben, je n’y croyais pas. Quand j’ai reçu un deuxième appel, je me suis dit, je dois prendre cela sérieusement.

Je n’ai jamais douté de lui comme réalisateur, il a le don de vous mettre en confiance. Il ne vous empêche jamais de vous exprimer, de donner une idée. On a fait beaucoup d’improvisations. „Ne mémorise pas les phrases. Joue! On peut faire trente-deux essais mais on y arrivera“, me disait-il. J’apprenais le métier. Ruben pratique la férocité, l’ironie et l’humour. Son style ne s’adresse pas à tout le monde. Et c’est très bien. Le cinéma est un monde d’évasion, d’imagination.

Comment Ruben Östlund vous a-t-il présenté votre personnage?

Il voulait une Yaya qui évolue. Elle est à la fois fragile et très sûre d’elle. Pour la fameuse scène de l’addition avec Carl (Harris Dickinson), la première partie du film, il voulait entendre mon point de vue en tant que fille qui a travaillé dur toute sa vie, en comparaison avec une fille riche qui dépense sans compter. C’est ce contraste qui a, je pense, convaincu Ruben de m’offrir le rôle. Car, à ses yeux, je peux être une très belle fille et, aussi, sympathique. C’est la même personne. C’est une question de circonstances.

Payer l’addition est-il un sujet pour vous?

L’addition est une question de genre. En Suède, elle est d’office divisée en deux. En Afrique du Sud, c’est généralement l’homme qui la paie. Dans le milieu de la mode, les femmes gagnent plus que les hommes mais leur carrière s’arrête à 25 ans. Les hommes travaillent jusqu’à 40 ans mais ils gagnent moins que les femmes. Mon fiancé (Luke Volker, ndlr), également mannequin, gagne moins. Il veut tout payer puisqu’il est sud-africain. Nous avons convenu que chacun paie 10% de ce qu’il gagne. C’est plus juste. Au final, je donne sans doute plus. Mais Luke me donne tellement d’autres choses. Il y a mille et une façons de montrer son amour. Chaque couple a sa manière de faire. Je ne cuisine pas. Luke, lui, prépare des pâtes italiennes que j’adore.

Vous venez pour la première fois au Festival de Cannes. Quelles sont vos impressions?

Être ici à Cannes pour la première fois, avec un film aussi important, avec des collègues qui sont devenus une famille, c’est quelque chose qui dépasse déjà mes attentes … J’ai beaucoup, beaucoup de chance, j’espère avoir d’autres opportunités. Mes modèles sont Tilda Swinton, Penelope Cruz, Gena Rowlands. Après le festival, je retournerai à New York, où j’ai choisi de vivre. Ma mère est restée en Afrique du Sud, mon père vit en Irlande, mais je leur parle tous les jours. Avec mon petit ami mannequin et musicien, j’apprends à jouer de la guitare comme lui. Nous venons de nous fiancer officiellement. Nous nous marierons d’ici la fin de l’année prochaine, au Kenya.

Quelle est l’origine de votre prénom, Charlbi?

En fait, je m’appelle Kelly mais quand j’avais cinq ans, ma mère a commencé à m’appeler Kelly Dean parce qu’elle adorait James Dean. Et puis elle a ajouté Charlbi qui résonne avec Shelby, atteinte d’un cancer, que Julia Roberts interprète dans „Steel Magnolias“ („Potins de Femmes“ d’Herbert Ross, 1990, ndlr). Ce sont des choix étranges, tellement ancrés dans l’industrie du cinéma. Une sorte de destin, finalement.

„Triangle of Sadness“ de Ruben Östlund. Avec Harris Dickinson, Charlbi Dean Kriek, Dolly de Leon, Henrik Dorsin. En salle depuis mercredi.