This Hard Minett LandThe Price You Pay

This Hard Minett Land / The Price You Pay
Caterina et Giuseppe Photos: retouchées par Dan Altmann / Collection Famille Galloro

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À étudier les immigrés italiens des sites industriels de Lorraine et du Luxembourg, je me suis toujours demandé ce qu’ils ont vécu. Tous ces jeunes du Gran Sasso, de l’Aspromonte ou des Madonies, ont-ils ressenti autre chose que le seul désir de fuir une existence rude? Quelle a été leur motio, ce mouvement intérieur qui suscite l’action, cette émotion, ce trouble, ce frisson qui donne l’envie d’agir et à quel prix? J’ai rencontré des ouvriers ici et d’autres rentrés au pays. Lu leurs lettres conservées dans des boîtes en fer. Sondé des regards sur des photographies jaunies par le temps. Tellement d’histoires. Foisonnantes. Des milliers de vies qui pouvaient presque se résumer en une seule. Tant de parcours si différents, si semblables. Chaque vie en lien avec d’autres.

Antonio Cina
Antonio Cina

Celle de Domenico Cina entre autres. Il garde un peu de bétail pour soutenir sa mère et sa fratrie. Berger, saisonnier et tâcheron sur les chantiers, à San Nicola da Crissa, village calabrais perché sur une crête, à une altitude où poussent les derniers oliviers tout rabougris par l’amer soleil de Calabre. C’est l’homme de la maison en attendant le retour du père, Antonio, avalé par le rêve américain, parti le cœur gonflé d’espoir vers la ‘Merica. Il a franchi la Golden Door le visage rempli de béatitude et a amassé assez pour acheter une maison en pierre dans son village de naissance. Assez grande pour que les cinq enfants qu’il a eus avec Maria-Teresa s’y sentent bien. Encore quelques années à arracher le minerai et il reviendra pour profiter des siens. Ça fait si longtemps qu’il est éloigné d’eux. C’est le prix à payer et il s’en accommode.

Un soir de février 1937, Domenico, 17 ans, trouve sa mère, Maria-Teresa, la main serrée sur un télégramme, le visage défait. Elle lui intime de partir retrouver son père là-bas. Avec quelques maigres économies en poche, il arrive en Pennsylvanie par Ellis Island mais avec le visage troublé. Il est hébergé 226 North Chesnut Avenue dans la ville industrielle de Scranton. La logeuse de son père se prend d’affection pour ce garçon esseulé et désorienté, l’aide dans ses premiers pas et l’accompagne toute sa vie. Antonio n’est pas là pour l’accueillir. Un éboulement de galerie quelques semaines auparavant à la Lackawanna Coal Mine l’a emporté avec plusieurs autres mineurs. Soigné pour fractures multiples au thorax, il finit par contracter la tuberculose qui lui sera fatale. Il meurt le 20 septembre 1937 au sanatorium de West Mountain. Domenico est placé par son oncle Giuseppe sur un chantier naval à Baltimore. Il garde de quoi vivre et envoie le reste là-bas, en Calabre où il espère rentrer. Le chemin sera long, mais, il le sait, c’est le prix à payer.

Dominick Cina
Dominick Cina

En 1944, il participe au débarquement sur les plages de Normandie à Omaha Beach et repousse l’offensive allemande dans les Ardennes. Stationne au Luxembourg, s’embauche sur des chantiers à Grevenmacher, à Mersch. Il retourne, sans le sou, aux États-Unis.

Rentrer à San Nicola da Crissa? Il ne sait plus. Il fréquente Madelina Gallucci, venue d’Italie elle aussi. Il l’épousera et ils auront plusieurs enfants. De vrais petits Américains comme il l’est devenu lui-même avec ses nouveaux papiers au nom de Dominick Cina. Il pense faire venir sa mère et ses frères et sœurs. Francesco, 15 ans, le rejoindra. Ils travailleront ensemble sur le port de Baltimore.

Caterina, la plus jeune de ses trois sœurs, épouse Giuseppe Galloro aux yeux d’azur en 1953. Le jeune couple décide aussi de partir ailleurs. Le père de Giuseppe avait une petite entreprise de fours à chaux acquise avec l’argent gagné au Brésil et aux États-Unis avant 1917. À cette date, n’écoutant que son patriotisme, il était rentré en Italie pour défendre fièrement son pays. Ruiné, il passera le reste de sa vie à suffoquer, les poumons gravement brûlés par les gaz de combat autrichiens respirés sur le Piave. Giuseppe en a été réduit, dès l’âge de dix ans, à garder quelques vaches contre du pain imbibé d’huile et des oignons. Après son mariage, il va avec un ami à la caserne Garibaldi de Milan où l’Office national de l’Immigration français recrute des ouvriers pour la Lorraine. Il arrive en Moselle, seul d’abord, dans l’agriculture à Luttange. Il fait venir ensuite sa femme et ses deux premiers enfants, Vittoria et Tommaso, âgés de quelques années. Le couple vit dans des baraquements en bois puis déménage à Vigy, Flévy puis Hagondange. Giuseppe y trouve un poste de machiniste à l’usine de l’UCPMI. Le couple dispose désormais d’un logement dans la cité ouvrière du quartier du Colonel Mahnès tout au bord de l’autoroute. Quel luxe. L’eau courante et l’électricité, s’émerveille encore aujourd’hui Caterina.

Entre les envois d’argent à San Nicola da Crissa, les sacrifices quotidiens pour subvenir aux besoins de la famille qui s’est agrandie avec l’arrivée d’Antonio et de Piero Domenico, le rêve de partir ailleurs s’estompe. Mais qu’importe, c’est le prix à payer pour cette nouvelle vie à construire. En été, la Wasteels emmène Caterina et ses enfants voir la nonna, la Zia Rosa, les cousins. Giuseppe reste pour travailler. Quand les enfants seront grands, il sera temps de rentrer en Italie. En 1970, Giuseppe, Caterina et les enfants s’installent dans une maison du Village à Hagondange. Giuseppe est dur à la tâche. Il va partout où il y a de l’ouvrage. À l’usine de Dudelange, à celle de Fontoy, à droite à gauche, pour arrondir les fins de mois. Un potager, quelques volailles. Un four à pain fabriqué à la perruque avec les briques et la chamotte réfractaires de haut-fourneau. La maison est assez grande pour que les enfants s’y sentent bien.

Le père de Giuseppe Galloro
Le père de Giuseppe Galloro

Giuseppe retourne toujours en novembre, à San Nicola da Crissa, s’occuper de ses oliviers depuis son arrivée en Lorraine. Il s’y voit bercé par leur ombre, jouer à la scopa, à briscola, à son retour au pays natal dans quelques années. Ils en parlent avec Dominick et Franck, ses beaux-frères américains. Le dialecte calabrais qu’ils échangent au téléphone s’est teinté d’anglicismes, de mots de français et de Platt savamment déformés. Accommoder ses racines, c’est le prix à payer quand on reste si longtemps ailleurs.

Dans les années 1980, avec la fermeture des sites industriels, la Lorraine, ce Texas français, est devenu aride. Giuseppe pensait rentrer en Italie et profiter de sa préretraite. Mais les enfants sont encore trop jeunes. Ces enfants qui font des études, obtiennent des diplômes, finissent par partir où ils trouvent eux-mêmes du travail. Loin de la maison familiale, toujours aussi grande. Parfois remplie par les petits-enfants, mais de plus en plus vide.

Et il y a cette toux permanente qui devient prégnante, oppressante. Elle l’aspire de l’intérieur au fil des années, lui coupe le souffle, l’enferme de plus en plus dans sa grande maison avec une Caterina inquiète, confuse. Rentrer au pays? Giuseppe et Caterina en Moselle, Dominick et Franck dans le Maryland en parlent comme d’une bonne plaisanterie, mais, à chaque appel, l’idée qui vibre le long du câble transatlantique illumine leurs visages ridés.

Le 29 juin 1997, Franck appelle Caterina pour lui dire que Dominick s’est éteint subitement comme un olivier foudroyé. Il repose au Gardens of Faith Cemetery à Baltimore dans le quartier de Rosedale. Parti à 17 ans, il n’a revu sa mère et ses sœurs que trente ans après. C’est le prix à payer.

Le 16 février 2022, Caterina de sa grande maison de Lorraine appelle son frère Franck dans le Maryland pour lui dire que la sidérose a fermé les yeux azur de son Giuseppe pour toujours. Il repose au cimetière d’Hagondange en Moselle.

Là-bas à San Nicola da Crissa, village perché sur une crête en Calabre, il ne reste, sous l’amer soleil, que des oliviers rabougris pleins de broussailles et une maison en pierre, vide.

The Price You Pay

Now with their hands held high they reached out for the open skies
And in one last breath they built the roads they’d ride to their death
Driving on through the night, unable to break away
From the restless pull of the price you pay

(…)

Now they’d come so far and they’d waited so long
Just to end up caught in a dream where everything goes wrong
Where the dark of night holds back the light of the day
And you’ve gotta stand and fight for the price you pay

Bruce Springsteen

(„The Price You Pay“, from the album „The River“, 1980)

Sur l’auteur

Piero Galloro, né en 1964 à Metz, est professeur de sociologie à l’Université de Lorraine. Docteur en histoire, spécialiste des questions d’immigration, des relations interculturelles, des discriminations, du racisme et de la xénophobie au laboratoire Lorrain de Sciences Sociales et Arts de Metz.