This Hard Minett LandLetter to You

This Hard Minett Land / Letter to You
 Illustration: Dan Altmann

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Tu ne m’en voudras pas trop, Bruce, mais quand j’étais censé écouter tes chansons, j’avais d’autres chats à fouetter que „Born to run“. C’étaient les années où l’animal de la nostalgie remuait en moi. Au milieu des seventies. J’avais vingt-cinq ans, et j’avais trahi. Pas toi ni personne d’autre, mais myself.

En décembre 1968, en effet, alors que timidement je pensais déjà à la révolution, mais ce n’est pas de ça que je voudrais te parler, en décembre 1968 donc, le 19 pour être précis, je n’avais qu’une seule chose en tête. Qui prenait toute la place. Un désir impérialiste. Me débarrasser coûte que coûte de ma nationalité qui me collait à la peau comme une sangsue.

Car, oui, j’étais italien. Born Italian. A cause d’un father qui l’était à ma naissance. Petite parenthèse, Bruce, les autres le savent, mais toi pas: si, dix ans plus tôt, mon père était devenu luxembourgeois, Hitler l’aurait envoyé sur le front russe. Et finie l’histoire. Pas de born du tout, pour moi. Resté bouffeur de macaronis, un dago comme vous disiez aux States, il a eu droit, en 1942, à moins pire: l’enrôlement, de force aussi, mais dans l’armée de Mussolini. Lui qui, à vingt-et-un ans, n’avait jamais mis les pieds en Italie. Et c’est là que l’amour a pu naître. Des bombes, de la guerre, il n’en a jamais parlé à la maison. De l’amour, oui. De ma mère rencontrée, là-bas, à San Demetrio. Et de moi qui ai aussi pu naître. Bouffeur de macaronis, comme lui.

Un peu comme toi d’ailleurs, non? Comment s’appelle déjà le quartier de Naples où est né ton grand-père maternel? Celui qui ne savait ni lire ni écrire … Et qui a dû passer par toutes les humiliations d’Ellis Island quand le bateau à vapeur est arrivé aux portes de New York. Et le nom de ta mère ne se terminait-il pas en illi? Alors dis-moi, est-ce qu’être petit-fils et fils de dagos t’a fait souffrir, toi aussi?

Moi, j’en ai eu honte toute mon enfance et adolescence durant. Mon père aurait pu se naturaliser après la guerre, mais non. Il ne l’a fait qu’en 1957. Trop tard pour m’épargner la honte. Honte d’entendre les boccia, putain d’ours et je ne sais quels autres quolibets qu’on me balançait à la figure. Honte d’être fils d’ouvrier aussi, immigré qui plus est. Le bas du bas de l’échelle. Honte même de rentrer à la maison et d’entendre, sortant du Pick-Up Blaupunkt, dès le seuil de la porte, Rocco Granata ou Bobby Solo ou Robertino chanter „Marina“ ou „Una lacrima sul viso“ ou „Mamma son tanto felice“ …, toi, tu n’étais pas encore toi.

Je suppose qu’on ne t’a pas infligé la même torture. Il paraît que tu as bu dans le biberon d’Elvis, toi. Et tiens, pourquoi n’étais-tu pas encore sorti du lot? Je veux dire en 1968. Après tout, t’avais déjà dix-neuf ans. Gigliola Cinquetti, elle, criaillait à dix-sept ans déjà son hit „Non ho l’età“. Et notre maison en était pleine du matin au soir. Et je n’osais pas emmener des copains chez nous. D’autant que ma mère risquait de leur cuisiner des macaronis.

Or, quand j’aurais pu succomber à la bossmania, au milieu des seventies donc, la nostalgie m’a ordonné de détourner l’ouïe. Comment t’en parler? A dix-huit ans, accomplis le 19 décembre 1968, j’avais pris ma carte d’identité sur laquelle était écrit noir sur gris que j’étais un bouffeur de macaronis, et l’avais déchirée tout de go. Loin du regard de ma mère, cependant, elle en aurait pleuré toutes ses larmes. Elle qui sans cesse disait, à cette époque-là, qu’elle voulait rentrer. Son rentrer, c’était en Italie of course. Dans les Abruzzes. Toute sa vie, la même litanie. A tel point que mon frère, ma sœur et moi, mais ça, c’est bien plus tard, avons fini par avoir pitié d’elle et sommes allés prospecter là-bas, à la recherche d’une maison qui aurait pu lui convenir. Un petit quelque chose. A San Demetrio.

Mais lorsque nous avons trouvé ce qu’il fallait, elle a dit non. Ma place est ici, a-t-elle dit. C’était juste après la mort de mon père. Enterré au cimetière de Differdange. Elle ne voulait plus s’éloigner de lui. Merci, maman. Doublement merci. Avec tes quatre mots, simples comme bonjour, tu as chamboulé toutes les conneries qu’on a pu déblatérer au sujet des racines. C’est quand on meurt qu’on s’enracine, pas quand on naît.

J’avais donc déchiré mes vieux papiers, en décembre 1968, et, à la place, on m’en avait donné de flambant neufs. Bleus. Du jour au lendemain, je faisais peau neuve. Effacée la tache originelle. Effacé aussi le passé. J’étais, et j’avais été de tout temps, un Luxembourgeois. De souche. Plus luxembourgeois même que les Luxembourgeois. Cela me fait penser à un de mes oncles paternels qui toute sa vie avait été un stalinien jusque sous les ongles et qui, une fois le Mur de Berlin tombé, est devenu le pire des bouffeurs de communistes. Il n’y a rien de pire que les renégats.

A propos, as-tu vu le movie italien „Pane e cioccolata“ de Franco Brusati? Avec Nino Manfredi. Il est de 1973. L’année où tu as sorti ton premier album. Eh bien, Manfredi y fait à peu près comme j’avais fait. Immigré en Suisse et, pour ressembler aux mecs qui l’entouraient, il a blondi ses cheveux – je ne suis pas allé jusque-là. Bref, il a voulu être, sinon plus, au moins aussi suisse que les Suisses. Mais lorsqu’il a vu la squadra azzurra à la télé, l’Italien qu’il avait voulu effacer en lui a explosé et il s’est mis à gueuler: „Viva Italia!“

Moi, à peine mes papiers italiens déchirés, j’ai senti l’animal de la nostalgie remuer en moi. Un petit peu, au début. Puis, de plus en plus. Et, en 1975, au moment de ton „Born to Run“, il s’est révolté, l’animal. Il a dit non. Il m’a dit: t’as fait une connerie. T’as trahi. T’as trahi ta mère et ton père, tes grands-pères et grands-mères. Et toi-même. L’Italie, soudain, appelait en moi. Elle me disait, c’est d’ici que tu viens, stronzo, de nulle part ailleurs. Je suis donc allé, la queue entre les jambes, la récupérer, l’Italie. Comme on récupère un bagage perdu. Et l’ai mise ensuite dans tous mes livres. Pas le temps donc, de t’écouter toi, Bruce. Tu n’étais pas au programme. Tu ne m’en voudras pas. Toute mon ouïe allait désormais à Francesco de Gregori, à Lucio Dalla, à Fabrizio de André … Bref, j’étais rentré chez moi. No surrender.

Letter to You

In my letter to you
I took all my fears and doubts
In my letter to you
All the hard things that I found out
In my letter to you
All that I found true
And I sent it in my letter to you
I sent it in my letter to you

Bruce Springsteen
(„Letter to You“, from the album „Letter to You“, 2020)

Sur l’auteur

Jean Portante est né en 1950 à Differdange de parents italiens. Il vit à Paris depuis 1983. Grand voyageur, il est romancier, poète, essayiste, traducteur et auteur de pièces de théâtre. En France, il est membre de l’Académie Mallarmé et au Grand-Duché de l’Institut grand-ducal. En 2003, lui a été attribué, en France, le Prix Mallarmé pour son recueil de poèmes „L’étrange langue“. Neuf ans plus tôt, son roman „Mrs Haroy ou la mémoire de la baleine“ lui avait valu le Prix Servais. Prix qui lui a été attribué une deuxième fois, en 2016, pour son roman „L’architecture des temps instables“. En 2011, il a été couronné du Prix national Batty Weber pour l’ensemble de son œuvre. Ses livres sont publiés essentiellement chez Phi et au Castor Astral (France) ainsi que, en traduction, dans une vingtaine de pays. Depuis plus de trente ans, il déploie un important travail de traduction, surtout de poésie latino-américaine. En automne 2022 sortira chez Phi son nouveau roman „Une dernière fois, la Méditerranée“.