L’Etat-nation dans tous ses états (II)

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Le changement d’échelle dans l’organisation politique du monde ne saurait signifier un simple agrandissement de l’ancien Etat-nation à l’échelle d’États continentaux. Les espaces politiques, juridiques, économiques, écologiques sont désormais désaccordés. Il n’en résulte pas un espace mondial homogène dans lequel les différentes régions se construiraient à égalité. La construction européenne offre un bon exemple des contradictions auxquelles se heurte l’émergence de nouvelles souverainetés.

L’Europe, dit Etienne Balibar, demeure un „problème politique irrésolu“, dont la solution inquiétante pourrait être cherchée du côté d’une „nouvelle identité fictive“ ou d’une nouvelle figure de peuple. Loin de donner corps à une nouvelle communauté politique, la destruction libérale des solidarités sociales attise au contraire les paniques identitaires et creuse le fossé entre l’euro-optimisme fédéraliste des élites et l’euroscepticisme des peuples.

Nouveau partage du monde

Un nouveau grand partage du monde est en cours. Ce remue-ménage des zones d’influence, des territoires et des frontières ne se fait jamais à l’amiable sur le tapis vert. La guerre peut venir du ciel mais elle ne sort pas du néant. En se mondialisant, elle se transforme. La doctrine de la guerre asymétrique américaine à zéro mort repose sur le monopole de la terreur de haute technologie dont la bombe d’Hiroshima, effaçant la distinction entre combattants et non-combattants, constitue la préfiguration et le symbole. Les guerres nationales se transforment en guerre civile totale. Les victimes civiles deviennent des dommages collatéraux. Une guerre éthique, menée au nom du Bien universel et de l’Humanité majuscule, ne connaît ni ennemi ni droit de la guerre. Elle devient une croisade séculière où l’adversaire est exclu de l’espèce, bestialisé, promis à la traque et au lynchage.

C’est une guerre illimitée, dont la politique est la poursuite par d’autres moyens, dans laquelle la proportion entre la fin et les moyens n’a plus de sens.

La nouvelle phase de la mondialisation capitaliste et sa dimension guerrière appellent de nouvelles formes politiques. La concentration de la richesse, du capital, du savoir, de la puissance armée n’a jamais été aussi forte. L’impérialisme ne disparaît pas, il se transforme sous l’effet d’une circulation élargie des capitaux, des marchandises, des informations, de la violence. En revanche, la segmentation du marché du travail, la fragmentation des territoires, la loi du développement inégal et combiné subsistent. La déterritorialisation des nations appelle de nouvelles territorialisations continentales, régionales ou tribales. Les frontières se déplacent, elles s’internalisent du bord vers le centre (le Sud pénètre dans le Nord), mais ne s’effacent pas. Les nouvelles frontières comme celles de l’espace de Schengen se hérissent de camps de rétention.

Sous le choc de la mondialisation capitaliste, les catégories de la politique moderne héritées des Lumières sont toutes ébranlées: nations, peuples, territoires, frontières, représentation. Dans la douloureuse incertitude du „déjà plus“ et „pas encore“, se dessinent des réponses inquiétantes. Celle, d’une part, de la régression de la nation politique vers la nation zoologique (ou ethnique), de la légitimation démocratique vers les légitimités généalogiques, de la communauté politique vers les identités grégaires et le droit du sang. L’ethnicisation de la politique et les fantasmes purificateurs s’inscrivent dans cette dynamique régressive. La recherche de nouveaux espaces géopolitiques élargis constitue une autre issue possible. Dans certaines régions comme le monde arabe, la communauté des croyants peut alors apparaître comme une alternative possible à la faillite des États et des populismes nationaux fragilisés.

Ingénierie ethniciste et identités fabriquées

États, peuples et nations se déterminent réciproquement. Dans l’espace national idéal, la loi de la valeur opère à l’échelle d’un territoire socialement homogène où l’État régule les rapports sociaux. À défaut d’une régulation planétaire cohérente (en dépit du poids croissant d’organismes tels que l’ONU, la Banque mondiale, le Fonds monétaire international. l’Organisation mondiale du commerce), la mondialisation brise la correspondance fonctionnelle entre l’espace monétaire, économique, social et celui du compromis politique. Divisées par la concurrence, les classes dominantes existent et s’unifient par opposition aux classes opprimées à travers l’État qui les représente. Dès lors que l’État-nation demeure encore la forme indispensable de la domination de classe, mais ne répond déjà plus aux tendances lourdes de la globalisation, elles se divisent sur les projets de réorganisation politique et connaissent une déstabilisation partout perceptible de leur personnel dirigeant: corruption galopante, affairisme, rôle croissant des aventuriers, interférences avec le narcotrafic et la mafia, contestations des couches bourgeoises et petites-bourgeoises les moins solides face aux effets de la concurrence libérale, fissures dans les rangs même du grand capital quant aux perspectives de redéfinition de l’ordre mondial. Et concurrence acerbe entre les impérialismes (USA, Europe, Russie, voire Chine).

Combinée à l’obscurcissement de la conscience de classe, cette crise est propice aux replis communautaires. On évoque désormais les „ethnies“ comme s’il s’agissait d’un étrange retour du refoulé colonial, comme si, temporairement contenue par la „civilisation“ missionnaire, une nature sauvage remontait à la surface. À y regarder de plus près, il semble plutôt que notre modernité produise des „ethnicités“ typiquement contemporaines. La promotion de l’ethnie et de son homogénéité prétendue naturelle est un phénomène directement hérité des pratiques coloniales. À défaut de créer des États, on a inventé des chefs. À défaut de développer le lien social, on a ressuscité ou fabriqué des clans et des castes.

Désormais, par une sorte d’effet boomerang, la notion d’ethnicité vient hanter les métropoles impérialistes elles-mêmes où la capacité d’intégration de l’État s’affaiblit à la mesure de l’augmentation exponentielle de ses capacités répressives. Pour certains sociologues les sociétés modernes auraient ainsi connu trois modes d’ethnicisation au cours des trente dernières années: le mode culturel de la renaissance identitaire et du retour aux racines; le mode social né du procès d’immigration/exclusion, exacerbé par les effets de la crise économique (ethnicisation par exclusion), le retournement enfin du différencialisme tolérant et démocratique, défenseur des minorités opprimées, en différencialisme sectaire et exclusif des ghettos urbains. Cette montée en puissance serait l’indice d’une profonde mutation: alors que les sociétés capitalistes industrielles se structurent autour de la centralité du conflit de classes, les contestations culturelles ne seraient plus liées à la „seule maîtrise du progrès industriel“. D’où l’apparition, dans la nébuleuse des nouveaux mouvements sociaux, de l’ethnicité, sorte de „mouvement social en creux“, désarticulé par l’exclusion, écartelé entre différencialisme et égalitarisme.

L’analyse de l’ethnicité en tant que réponse à une exclusion aggravée renvoie inévitablement au lien profond entre cette exclusion et les rapports de production dont la crise est la manifestation critique.

Phénomènes à considérer dans leur spécificité: crise urbaine, marginalité, précarité ne sont pas les formes nouvelles de la „misère du monde“ étrangères les unes aux autres, mais l’envers et les différentes facettes d’un mode de reproduction dont l’exclusion massive constitue l’une des conditions fonctionnelles récurrentes. Autant qu’une volonté d’intégration politique frustrée, le repli communautaire ou ethnique traduit, en marge de la régulation marchande impitoyable, la recherche de solidarités traditionnelles compensant les carences croissantes de l’État social redistributif.

Robert Merzig