Voir dans le brouillard

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Quoi de plus actuel que le terrorisme et les tensions en Moyen-Orient? Du puissant „Encore“ de l’écrivain turc Hakan Gunday, qui évoquait le sort d’un fils de passeur turc en passant par le traumatisant „Utøya“, qui montrait le massacre terroriste perpétué par Anders Breivik, les fictions fortes inspirées des tensions géopolitiques actuelles, des sorts migratoires et des relations entre Occident et Orient ne manquent pas. „Mécaniques du chaos“ de Daniel Rondeau (couronné par le Grand Prix de l’Académie française) nous offre une plongée synchronique et polyphone dans les tensions et la guerre civile en Moyen-Orient et le chaos des banlieues parisiennes délaissées sur fond de thriller.

Au départ, les „Mécaniques du chaos“ de Daniel Rondeau déboussolent. Il paraît y avoir trop de chaos car trop de personnages, au sein desquels on a du mal à se retrouver. Et au centre duquel, tenant le flambeau narratif, se trouve l’archéologue Sébastien Grimaud qui, un peu par hasard, parce que Levent, le fils d’un officier turc qui était son ami, lui demande de devenir un homme de liaison dans une frauduleuse histoire de trafic d’œuvres d’art, devient une sorte d’agent de liaison narratif entre les différents fils du récit.

Car, comme le précise Grimaud (et comme nous l’avons vu au cours de la recension de „Tiamat“, nouvelle pièce de Ian De Toffoli qui s’empare de la même thématique en restant pourtant dans le point de vue occidental), „en Irak et en Syrie, le trafic d’antiquités était, avec le pétrole, l’une des principales sources de revenus des islamistes. Ce qu’ils ne démolissaient pas, ils le vendaient.“

Et c’est ainsi, par un hasard qui fait bien les choses pour le romancier et mal les choses pour ce monde fictionnel qui ressemble de très près au nôtre, que Grimaud se trouve peu à peu emmêlé dans une opération terroriste de grande envergure, qui prend naissance dans la banlieue parisienne de Taurbeil-La Grande Tarte, et dont Rondeau explore les tenants et aboutissants fictionnels en montrant à la fois les maniganceries et relations tentaculaires au sein des cellules terroristes tout comme les efforts de lutte antiterroriste (du côté français surtout).

Grimaud, en tant que maître de la cérémonie, est le seul à dire „je“ et, dans les passages mettant en scène les autres personnages de l’histoire c’est lui qui semble donner voix à tous ces personnages. C’est lui le narrateur omniscient qui ordonne et structure cette histoire dans le tourbillon de laquelle sont pris des dealers, des diplomates, des agents secrets souvent au moins doubles, des tyrans en herbe crapuleux, dont un occupe l’ambassade américaine à Tripoli, un démiurge autoproclamé à moitié fou qui contrôle une petite cité banlieusarde et qui est prêt à tout pour gagner en reconnaissance et en pouvoir, un jeune indic qui se consacre à la bonne cause et décide de dénoncer les agissements et plans d’action terroriste dans cette même cité, une prostituée occidentale qui se radicalise, un policier qui vient de se faire larguer et un leader du service antiterroriste aux méthodes controversées.

Et on se rend compte qu’au fur et à mesure que l’intrigue avance, les choses se clarifient, car Rondeau sait s’y prendre pour décortiquer le chaos sans trop y mettre de l’ordre.

Un roman polyphonique

L’intrigue, toute en volutes et en chausse-trappes, recourt souvent à ce que le chercheur et écrivain Vincent Messge appelle, dans son essai sur les romanciers pluralistes, un effet de monde: afin de montrer, dans un seul roman, l’étendue et la taille et la complexité du monde qu’on essaie de fourrer dans une fiction, l’on fait voyager le lecteur d’un bout de la planète à l’autre. Et en effet, le récit passe à une vitesse-éclair de Tripoli à La Valette à la banlieue parisienne, dessinant de ce fait un monde globalisé où la rapidité des moyens de communication contemporains permet aux informations et aux échanges de passer à un débit très favorable aux cellules terroristes.

Est dénoncé, au cours de ce roman polyphone et complexe qui néanmoins se lit comme un thriller d’espionnage grâce notamment à un style très accessible (et parfois trop désinvolte), l’hypocrisie économique et l’opportunisme politique qui font que les intérêts du marché tout comme la soif de pouvoir trouvent à s’abreuver dans les horribles conflits à l’origine des migrations de population actuelles.

Alors, si ce roman emporte l’adhésion, c’est parce que l’histoire qu’il raconte, dans toute sa complexité et ses circonvolutions, est tellement probable qu’elle aurait pu être arrivée ou qu’elle pourrait encore le faire: on a véritablement l’impression de suivre en direct, de façon presque documentaire, un commando de lutte antiterroriste sur le terrain. La fiction sert ici tellement à s’imaginer un réel possible qu’elle pourrait presque se confondre avec la réalité, peut-être au risque de voir se perdre la valeur ajoutée propre au littéraire – le style transparent et comme journalistique ou documentaire ne faisant que renforcer cette impression.

L’avantage du romanesque par rapport à un documentaire est que l’auteur peut inventer des opinions et des analyses qu’il n’est pas obligé de prendre en charge – ses personnages le font pour lui. Il peut ainsi montrer la prolifération d’avis, la profusion des points de vue sur une situation donnée, l’égarement de certains.

Ainsi, Lambertin, qui dirige le service antiterroriste parisien, affirme que l’islamisme, qui a changé depuis la guerre en Irak, est désormais „plus proche du franchising que du Komintern“; Grimaud, rentrant en France après des années d’absence, constatera le climat de nervosité qui règne désormais sur le pays; une Occidentale, vers la fin du roman, explique les motivations qui l’ont poussée à se radicaliser, Rondeau parvenant à se glisser dans la conscience de personnages à la vie intérieure parfois très loin de ce que nous, lecteurs, pourrions comprendre ou suivre.

Les lois du marché

Même si les jugements sont clairement distribués et que la distribution axiologique des sympathies par le lecteur est visiblement guidée par le roman, il n’en est pas moins que la pluralisation des points de vue tout comme la polyphonie du récit, qui en fait une œuvre chorale (guidée néanmoins par le chef d’orchestre Grimaud), créent une impression de documentarité qui permettrait de mettre en scène le monde dans sa complexité sans favoriser, dans sa représentation, une ethnie, une idéologie, une appartenance culturelle en particulier.

L’intérêt du roman de Rondeau réside donc principalement dans la façon dont il essaie de donner une lisibilité accrue à des phénomènes qui sont le résultat de décisions politiques, d’évolutions sociologiques, de mouvements migratoires, de violence humaine. Au centre, toujours, luisent les anciennes forces de domination colonialiste et les intérêts du marché, vrais coupables d’histoires embrouillées, à quoi s’ajoutent l’enchevêtrement devenu presque inextricable du flux d’informations et d’échanges sur Internet: „les réseaux sociaux fabriquent du brouillard“, dit Lambertin(*).

Le traumatisme collectif du terrorisme mène chez Rondeau non pas à un refoulement, mais à une confrontation au réel sur le terrain d’une fiction qui, sans les traits parfois un peu grossiers (le vieil archéologue et sa jeune amante qui ressemble à son épouse défunte, certains revirements presque parodiques, comme la carrière de starlettes que finissent par avoir deux des personnages clés du roman, qui jurent avec le ton par ailleurs grave de l’œuvre), se lirait comme un triste documentaire.

Dans la complexité de son analyse socio-politique et dans la profusion de personnages, Rondeau ressemble à un Pynchon en moins déjanté, en moins doué, plus aux prises avec la réalité qu’avec les possibilités du langage.

Nous poursuivrons, au cours de la semaine prochaine, avec l’évocation du sort de l’Algérie dans les romans d’Alice Zeniter („L’art de perdre“, Prix Goncourt des lycéens) et de Kaouther Adimi („Nos richesses“, Prix Renaudot des lycéens) notre analyse sur la façon dont la littérature peut constituer un outil de réflexion puissant sur l’altérité, l’intégration et les relations, complexes, entre l’Orient et l’Occident, construisant des ponts de compréhension là où d’autres, dont je dirais qu’ils se reconnaîtraient dans cette phrase si je ne savais pas que ces gens-là se désintéressent totalement de la littéraire, s’efforcent d’en détruire.

(*) Nous verrons la semaine prochaine que la métaphore du brouillard domine aussi le roman d’Alice Zeniter sur le devenir d’une famille algérienne de l’indépendance à nos jours.