Vers une „architecture des temps instables“

Vers une „architecture des temps instables“

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La question des espaces libres architecturaux est d’une forte actualité, puisque les poussées démographiques dans les grandes villes semblent ne point connaître de fin. En même temps, l’architecture paraît de plus en plus soumise aux rêves couleur billet d’argent d’un marché qui se soucie assez peu d’esthétique. A la question, posée par les deux curatrices, d’une architecture généreuse, qui part à la recherche d’espaces libres, différents projets développent des réponses d’où les réalités du marché tout comme la politique sont parfois enfouies sous des couches utopiques.

D’espaces libres, on en dénombre assez peu quand, de l’île de la Giudecca où, par manque d’espace hôtelier libre et à prix non crapuleux, votre serviteur s’est exilé pour sa première nuit à Venise, on arrive à San Zaccaria – heureusement d’ailleurs qu’assez d’hommes fussent sanctifiés par l’Eglise, sans quoi Venise serait en manque d’inspiration de noms pour ses stations de Vaporetto – puisque toute l’esplanade y est souillée de stands touristiques dont les devantures, à mesure qu’on avance, répètent les mêmes produits standardisés qui varient des „J’adore Venise“ et autres sottises sous toutes les coutures et morphologies possibles.

Apogée de cette incroyable laideur du tourisme, les selfie-sticks à couleurs fluo comme pour imiter les vomissures que l’objet et son invention déclenchent inévitablement encombrent et les boutiques et les canaux vénitiens, où des embouteillages se créent régulièrement parce que des visiteurs font la file devant un pont pour prendre des photos interchangeables, copies presque conformes d’une espèce qui ne recherche plus que la reproduction du même – du vécu préfabriqué et identique pour tous.

Et je me mets à avoir un peu honte, quand je fais claquer sur les pavés inégaux de la ville ma petite valise qui trahit mon statut de touriste tout autant que me démasquent les quelques bribes d’italien restés logés au fin fond de mon cerveau du temps du lycée, bribes que j’en extirpe péniblement pour commander, pas peu fier, en italien, „un espresso“, quand ça n’est pas, en fin de journée, „un bicchieri di rosso“ prenant l’air, malgré mon accent pourri, d’un italien de pure souche.

De ces espaces vénitiens clos, touffus, denses, imbriqués et redondants comme une boucle infinie dans un monde virtuel, antichambre ou antithèse de ce qui nous attendra à l’Arsenale et aux Giardini, on entre donc directement dans cette 16e mouture de la Biennale d’architecture, qui décline l’idée de l’espace libre en le problématisant – car combien restent-ils d’espaces libres face à la soif de privatisation des promoteurs, face aux encombrements des grandes villes, face aux problèmes de surpopulation urbaine et d’abandon rural –, variant souvent la représentation des espaces libres ou à libérer.

Sociétal ou esthétique?

De ce contraste entre encombrement touristique des rues vénitiennes et des espaces libres et potentiels des expositions résulte un premier constat, qui est peut-être celui du contraste entre les formes de vie et infrastructures actuelles et la dimension quelque peu utopique de maint projet exposé encore jusqu’au 25 novembre à Venise. Comme par exemple ce pavillon danois, dont un projet a recours à une nouvelle forme de déplacement via la technique de l’Hyperloop, qui permettra de combiner la vitesse des avions et le confort individuel de la voiture à l’efficacité des chemins de fer pour rallier des grandes distances en un rien de temps et soulager le réseau routier (une piste pour le trafic frontalier au Luxembourg?).

Ou encore le projet britannique de Caruso St John et Marcus Taylor, qui conçoit le pavillon en lui-même comme un espace encombré de signes, matériellement contraint, rempli d’attentes et, pour contrecarrer à cet horizon d’attente, crée un espace de liberté en construisant un échafaudage au-dessus dudit pavillon, où l’on sert régulièrement le thé et qui ouvre une perspective inouïe sur la ville, dégage des possibilités de rencontre au milieu du tumulte du Giardini.

Comme l’a souligné Xavier Bettel samedi après-midi, l’ingéniosité d’un pavillon tel celui du Luxembourg consiste à inciter les visiteurs à extrapoler les maquettes et concepts entrevus afin qu’ils se posent la question de leur environnement, de leur habitat personnel, en ressortant non pas avec des solutions en main, mais avec un acquit de conscience relatif à des problèmes tels la surpopulation, le trafic, l’épuisement des ressources, la monotonie des espaces urbains.

Pris ensemble, la variété des espaces libres ou à libérer ainsi représentés montre, d’un, la créativité des architectes sollicités et, de deux, l’omniprésence d’une discipline qui, oscillant entre esthétique et pragmatisme, utopie et prosaïsme, visibilité totale et invisibilité maximale (un peu comme la lettre cachée de Poe, l’architecture devient invisible parce qu’elle s’offre à la vue de tous), est omniprésente dans notre quotidien – et doit ainsi se soumettre à une polyvalence et une polydiscursivité à la fois passionnante et lassante. L’architecture touchant à l’art, à la sociologie, à la politique, au capital, à l’utopie et à l’écologie, il est normal qu’une biennale qui lui est consacrée soit un fourre-tout – et que ses objets doivent répondre à tant d’horizons d’attente qu’il y a inévitablement des déçus.

La question de notre habitat – où nous vivons – détermine avec force impact la façon dont nous vivons ou pouvons vivre. Reprenant la question de l’importance des places publiques que thématise de façon plus politique le pavillon luxembourgeois, la Finlande présente sa maquette d’une bibliothèque nationale, soulignant que le „Freespace“ doit avant tout être mental – à condition de le lier à un espace collectif concret, matériel –, alors que l’expo au pavillon roumain, qui porte le joli titre de „Mnemonics“, met en scène un espace public tout à fait autre, à savoir celui des terrains de jeu qui pullulent dans des quartiers résidentiels.
L’intérêt qui y est porté est double: tout d’abord, le terrain de jeu est un espace d’échange dénué des soucis égoïstes de la propriété et ensuite (différentes prospectus disséminés aux quatre coins du pavillons et expliquant les expériences de jeu et leçons retenues le soulignent), le jeu en soi constitue, comme l’expliquait déjà Donald Winnicott, une aire intermédiaire, où se négocient les règles de la vie en société en même temps que l’enfant y investit des stimuli sans que le réel ne le pénalise. Comme le jeu est ainsi situé entre apprentissage de la vie commune et investissement de pulsions égoïstes, les espaces qui lui sont mis à disposition constituent des architectures intermédiaires, cruciales, à la fois libres et contraintes.

Ce sujet des espaces libres à proposer à la génération future fait aussi le début de l’exposition à l’Arsenale, avec la construction d’une école pour filles en Inde financée par une fondation américaine et une cour de jeu circulaire, dénuée donc de contraintes, sur le toit d’une école maternelle (le „Fuji Kindergarten“ par Tezuka Architects).

Alice au pays des promoteurs

Autre point thématique repris plusieurs fois, les appartements, qui réunissent des existences en même temps qu’ils les séparent, comme le souligne le pavillon de la Lettonie („Together and Apart“), pays dans lequel deux tiers de la population vivent désormais dans des appartements – c’est le chiffre le plus élevé de toute l’Europe. C’est pourtant la Suisse, dont le pavillon a remporté le Lion d’or, qui propose avec „Svizzera 240: House Tour“ une installation des plus intéressantes, prenant pour objet la „visite de maison“ ou „visite d’appartement“ qui sont devenus, dans l’imaginaire collectif, une étape cruciale de l’immobilier, signalant le moment-clé d’acquisition potentielle d’un bien matériel. C’est au sein de ce passage obligatoire, qui implique d’avoir atteint une certaine échelle dans la hiérarchie du capital, que le projet suisse propose une architecture impossible, avec des portes surdimensionnées, des chambres de taille réduite, jouant avec les dimensions jusqu’à ce que le visiteur se retrouve dans un monde semblable à celui de l’Alice de Lewis Carroll – mais une Alice au pays des promoteurs.

Manque parfois, au sein de toutes ces pistes de réflexion, matérialisées par des maquettes souvent impressionnantes, un fil rouge, que l’on aurait pu trouver en donnant à la Biennale une incursion plus politique – puisque le sujet s’y prêtait. Or, comme le note Niklas Maak dans un article pour la FAZ (article qui par ailleurs a des mots assez durs envers la Biennale, abstraction faite de quelques pavillons – parmi lesquels le Luxembourg – qu’il fait positivement ressortir du lot), les deux curatrices ne mentionnent pas la politique dans leur manifeste.

La faiblesse des questionnements politiques s’observe ainsi au sein même d’une des expositions les plus politiques qui soient: l’“Eurotopie“ du pavillon belge est constituée de sept espaces peints simplement en bleu et en blanc. Il y règne une immense chaleur, il n’y a rien dedans et, au moment de notre visite, tous les visiteurs l’avaient quitté pour boire plutôt des Chimay fraîches servies dehors – il faut se demander si tout cela est censé constituer un commentaire narquois sur le lien de la Belgique à l’Union européenne. On vous incite, du coup, à lire plutôt „Die Hauptstadt“ de Robert Menasse: le roman, qui se déroule à Bruxelles, constitue une réflexion bien plus intéressante sur l’idée européenne, ses attraits et la menace à laquelle elle est exposée.

L’espace utopique est peut-être à la fois la force et la faiblesse d’une telle Biennale: s’il s’agit d’une mise à disposition d’un espace libéré à toutes les potentialités, si elle constitue une enclave temporelle et spatiale où, pour une fois, comme nous l’avait confiée la curatrice Andrea Rumpf, la légitimité du métier de l’architecte n’est aucunement remise en question, il n’est pas évident de trouver le bon équilibre entre rêve, utopie et pragmatisme.
Maint pavillon paraît ainsi, entre recherche des causes et solutions possibles, outrepasser le critère de la réalisabilité des projets en question ou alors simplement proposer des maquettes visitables complexes, où l’on monte quelques marches pour observer des maquettes plus petites encore, l’effet de mise en abyme cachant parfois le mysticisme du propos (on en rencontre pas mal dans le long couloir de l’exposition centrale à l’Arsenale).
S’observe parfois un déséquilibre entre esthétique et concept: prenons ce pavillon argentin, visuellement époustouflant, au milieu duquel s’érige une serre en verre, contenant une végétation touffue, contrainte par le cube en verre et soumise aux jeux de lumière d’un ciel artificiel alors que les véritables projets architecturaux, esquisses miniatures collées au mur, restent presque invisibles.