Tendances du contemporain – Le monde après Dallas

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*Cet article est la suite de l’article Tendances du contemporain – Drawing Dead paru hier. ►Link. 

Niveau 3: Défense et illustration du „Dossier M“
Il y a plusieurs raisons pour lesquelles le livre-somme de Grégoire Bouillier pourrait rebuter son lecteur potentiel, qu’il s’agisse d’un critique censé le recenser ou du passionné de littérature arpentant sa librairie de quartier à la recherche de nouveautés qui vaillent le coup.

Petit un, ce „Dossier M“, dont les deux livres ne constituent de fait qu’un seul et long récit fait 1.742 pages. Il s’agit, très probablement, si on considère ensemble les deux volumes, de l’un des livres les plus longs de la littérature contemporaine jamais produits. Or, en matière de livres très longs, perso, je veux bien quand c’est du Pynchon ou du David Foster Wallace, où on se délecte de chaque ligne et chez lesquels on accepte des passages à vide parce que ceux-ci, dans la vision d’ensemble que leurs œuvres développent, comptent pour du beurre. Les productions précédentes de Bouillier ayant été des livres assez courts, l’on a raison de se montrer sceptique.

Petit deux, il parle d’amour, sujet vaste et casse-couilles s’il en est, et dont tout ou presque a été dit (voir Stendhal, Proust, Cohen et beaucoup, énormément d’autres écrivains). Tout a été dit de l’amour: de la cristallisation, de la jalousie, de la beauté, de l’impossibilité d’en parler, de l’improbabilité même de son existence, de sa durée („trois ans“, disait l’autre, à savoir l’écrivain bourge-rebelle Frédéric Beigbeder). Que pourrait-il bien vouloir rajouter, Bouillier?

Petit trois, il raconte une histoire qui pourrait tenir sur un des sous-verres de ce bar dans lequel s’ouvrent de nombreuses scènes du bouquin, alors que le narrateur, bien confortablement installé sur un tabouret, sous une lumière tamisée, tend la main vers un bol de chips qu’il se trouve partager avec une ravissante inconnue qui, invariablement, ressemble à une actrice de publicité, et qu’il se met alors à draguer en monologuant à tout va – par exemple sur un roman qu’il a arrêté de lire parce que, après que le personnage principal découvre au petit matin sa partenaire de la veille morte dans son lit, l’auteur écrit la phrase suivante: „passé un instant de stupeur, il rejette les draps, il bondit hors du lit“. Et que, pour lui, une telle phrase, qui laisse sous-entendre que la stupeur face à la mort puisse passer en un rien de temps ou passer tout court, est d’une aberration sans nom, qui invite à refermer le livre (page 63).

Petit quatre, il y a, évidemment, des passages à vide, des passages où Grégoire s’acharne un peu trop sur son sort, et où on a l’impression de faire du surplace – un peu comme on peut penser qu’il y a, dans „Infinite Jest“, des pages en trop sur le tennis et que, dans „La recherche“ de Proust, des passages dispensables.

Petit cinq, il y a des répétitions stylistiques, qui parfois, quand le suicide de Julien revient pour la trente- ou quarantième fois, font preuve d’une hyperbole linguistique qui peut nous amener à penser que, pour le coup, on a compris, c’est bon.

Sauf que précisément. Il faut voir que „Le Dossier M“ est une tentative d’épuisement total – du réel, des mots, du moi. Il est le récit d’un homme épuisé, à bout, qui n’en peut plus et qui se retrouve dans l’obligation de tout dire pour comprendre ce qui lui est arrivé – pour le constituer en dossier, puisqu’il estime que, au vu des dix ans de tourmente et de dépression et de trou noir dans quoi il tombe après son histoire avec M, le réel l’a jugé et condamné sans vraiment l’avoir écouté.

Alors il se défend et verse autant de pièces à conviction au dossier que nécessaire. Et, ce faisant, observe, condamne et juge une époque entière, l’époque de Dallas, qui est une époque où les séries télévisuelles à succès n’hésitent pas à mettre en scène de plus en plus des salauds comme personnages principaux. Il est aussi une tentative de surmonter la solitude solipsiste totale qui est notre condition propre et qui éclate au grand jour quand nous sommes confrontés à nos chagrins. Voici pourquoi le texte est ponctué de commentaires métatextuels, où il s’assure que la communication fonctionne encore, que son destinataire, son lecteur implicite, est toujours là.

Dans un passage brillant, qui se poursuit sur Internet(*), Bouillier fait l’analyse suivante: „Alors qu’il ne vient à l’esprit de personne de pousser un paralytique dans des escaliers, on nous pousse dans nos propres escaliers, on ne nous tient pas la porte, on ne fait pas gaffe, on se moque de nos petites tétraplégies intérieures parce qu’elles ne se voient pas au premier coup d’œil et uniquement parce qu’elles ne sont pas visibles. Pour l’unique raison qu’elles sont dans notre tête“ (page 580).

Et le narrateur d’expliquer comment les gens finissent inévitablement par se lasser de nos „tétraplégies intérieures“. „J’en prends hélas le pari: lorsque leurs blessures auront cicatrisé et, à les voir, qu’on ne soupçonnera plus qu’ils étaient au Bataclan le vendredi 13 novembre 2015, oui, lorsque la tuerie qui eut lieu ce soir-là et à laquelle ils réchappèrent sera devenue pour tout le monde un problème qui ne se voit plus chez eux au premier coup d’œil, sera pour chacun d’entre eux devenue un effroi intérieur, une terreur personnelle, une solitude sans fin, une immense question à laquelle aucune réponse ne peut être apportée, j’en fais hélas le pari: viendra un jour où on leur reprochera de faire chier avec ce truc de Bataclan.“

Avec son „Dossier M“, Bouillier fait éclater au grand jour ce qu’il appelle ses modalités, ses „tétraplégies intérieures“. Et si ça prend parfois du temps, si c’est parfois un peu chiant, c’est un projet de grande envergure, qui crie sa solitude sans appeler à une empathie de pacotille pour inciter à un moment de partage, à une éthique, un soin dans notre rapport à autrui, puisque, dit Bouillier, chacun est cassé de l’intérieur et n’a de cesse de déguiser sa claudication en mode, en triomphe (l’analyse est très semblable à celle que fait Foster Wallace de l’ironie postmoderne), en atout là où plus d’honnêteté nous permettrait de nous avancer à nu. Dans „Le Dossier M“, Bouillier se met à poil. Et c’est infiniment touchant.

Niveau 4: Le moi et la narration

Bouillier parvient à distendre le temps narratif de façon à ce qu’une scène qui, dans la réalité racontée, dure quelques minutes (installé sur une terrasse, il reçoit un message lui annonçant le suicide de Julien) ou quelques heures (la première rencontre avec M), s’étale sur des dizaines et des dizaines de pages, montrant la dilution extrême du temps à des moments-clés de l’existence, non pas qu’ils nous parussent durer très longtemps pendant que nous les vivons mais parce qu’il s’agit de nœuds de vécu, de points de pivotement où tout un destin se décide et auxquels nous revenons sans cesse pour en faire la glose, pour les interroger, les tirailler, les diluer, les éprouver encore et encore dans leur durée pénible ou merveilleuse, pour les enrichir des connaissances, regrets et expériences ultérieures.
Et c’est pour que forme et fonds s’épousent à merveille, pour que le lecteur soit submergé par ce flot de paroles qui prend son origine dans une très longue impossibilité d’écrire là-dessus – sur le suicide de Julien, sur M – et qui traduit un besoin de tout dire avec méthode et digression sans rien omettre, c’est à cause de cette nécessité que le lecteur éprouve à son tour le désespoir sien et la dilatation du temps sienne que Bouillier y glisse sans cesse des tutoiements, des allusions à la lenteur comme goudronneuse du récit: „Je vois que tu regardes combien de pages encore? Et tu te dis: Mon Dieu. Encore tout ça!“ (page 351)

Il y a, dans ce récit, mille trouvailles. Il faut lire la façon dont Bouillier juxtapose, à de nombreux endroits, des expressions toutes faites, devenues rigides à force d’être employées à tort et à travers et qui, prises dans le tourbillon de la langue bouillonnante de Bouillier, perdent en sens ce que le langage de Bouillier gagne en lucidité.

Il faut lire ce passage où, expliquant pourquoi il doit mettre un terme à sa relation avec l’artiste S (il s’agit de Sophie Calle), il raconte les soirées organisées par celle-ci, soirées au cours desquelles le gratin de l’humanité fut présent. Pour ne pas les nommer, Bouillier remplace ces stars contemporaines par des artistes déjà décédés: „Voici que j’étais assis à la gauche de Marlène Dietrich (elle venait de tourner L’Ange bleu) tandis qu’André Gide (avec son bonnet sur la tête) était à ma droite“ (page 158).

Peu après, c’est avec le terme „respounchous“ – une plante qui devient ici une sorte de mot universel signifiant à la fois tout et rien – qu’il continue sa satire mondaine hilarante: „Parfois j’essayais de briser la glace; mais rien à faire; je m’y prenais mal; je n’insistais pas. Tandis que les cancans, les ragots: ah oui! (Tu sais quoi? Non! Avec un respounchous? Pas possible! Elle n’a pas fait ça! Mais c’est répugnant!). Et puis des extases (Quelle merveille ces respounchous. Ils sont sublimes!). Des confidences les yeux dans les yeux (J’adore ton livre. J’ai adoré ton dernier album. Je vais adorer ton prochain respounchous)“ (page 165).

Dans les deux cas, le procédé est rafraîchissant au point que manque (encore) la catégorisation stylistique pour le nommer (à moins qu’elle ne m’échappe pour l’instant, ce qui est toujours possible).

Puisque les mots „sont des gommes“, puisque le langage dénature, puisque Bouillier sait ce qu’ont d’inauthentiques les expressions auxquelles nous recourons pour raconter notre vécu, il faut inventer une nouvelle grammaire pour dire les choses, pour narrer son vécu sans empiéter sur du recyclé, du déjà-vécu: lors d’un énième passage brillant, le narrateur fait l’analyse du vocabulaire de M pour constater que, comme tout le monde, elle conjugue le verbe gérer à toutes les sauces. Et Bouillier de s’insurger: tout comme il n’aime pas que de nos jours, l’on profite de tout (des vacances, du congé) parce qu’utiliser le verbe „profiter“ implique toujours qu’on profite de quelqu’un ou de quelque chose là où „savourer“ ou „apprécier“ se passent d’une relation parasitaire où tout se passe toujours au dépens de quelqu’un, il n’aime pas la façon dont chacun, de nos jours, „gère“ tout. Bouillier rajoute qu’un jour, dans un supermarché, il a entendu un type dire à sa copine: „Tu t’occupes des légumes, moi je gère les yaourts“ (page 319). Jolie façon dont le jargon néolibéral s’invite jusque dans les courses qu’on fait. Joli exemple de comment la forme (la langue) épouse parfaitement le fond (faire les courses est une action fondamentalement capitaliste).

Bouillier sait l’épuisement de la langue tout comme il sait sa récupération par les lois du marché. D’où son besoin de réinvention langagière. D’où sa folle inventivité, ses tics stylistiques, même si ceux-ci, au bout de 1.742 pages, finissent parfois par lasser sous le coup de la répétitivité et d’une syntaxe qui n’égale pas celle d’un Proust, d’un Pynchon ou d’un David Foster Wallace.

(*) Des extensions supplémentaires du livre se trouvent sur www.ledossierm.fr.