Requiem pour Johnny

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Par Daniel Salvatore Schiffer*

Samedi, 9 décembre 2017. Il est midi: „midi le juste“, comme l‘écrit Paul Valéry dans cette splendide méditation funèbre qu’est „Le cimetière marin“. La France s’apprête à rendre un hommage populaire, des Champs-Elysées à l’église de la Madeleine, à Johnny Hallyday, disparu à l’âge de 74 ans, emporté par un incurable cancer des poumons, trois jours plus tôt, dans la nuit du 5 au 6 décembre.

De ces obsèques, diffusées en direct sur tous nos écrans de télévision, il a déjà été presque tout dit: grandioses et très dignes à la fois; imposantes dans leur forme, avec près d’un million de personnes s’égrenant tout au long du cortège funéraire et 700 „bikers“ descendant bruyamment les emblématiques Champs-Elysées, mais sobres dans leur contenu, avec de seules couronnes de roses blanches en guise d’ultime décorum et de très pudiques discours, dont un magnifique poème de Jacques Prévert, en guise de dernier adieu.

Cette église de la Madeleine, l’une des plus belles et majestueuses de Paris, où le compositeur du plus émouvant des „Requiem“, Gabriel Fauré, fut longtemps organiste, et qui accueillit déjà, par le passé, les dépouilles de quelques-uns des plus grands chanteurs français du 20e siècle (de Maurice Chevalier à Henri Salvador, en passant par Charles Trenet), avait, en ce froid mais ensoleillé jour de décembre, d’élégantes allures d’écrin tant artistique que spirituel. Une immense ferveur s’y mêlait, dans une émotion toujours palpable, à l’intangible respect d’un sincère chagrin.

Une vanité des temps modernes

Chapeau, l’artiste, pour cette ultime scène, où seuls quelques accords de guitare acoustique vinrent ainsi gratter, distillés par ses musiciens endeuillés, aux silencieuses portes de l’éternité. Ces quatre anges noirs, le visage grave, les traits défaits, les larmes au bord des yeux et la fidélité en bandoulière, furent là, en cet instant de grâce, déchirants d’authentique mais noble tristesse. Pour peu, à entendre cette subtile plainte, on aurait cru voir surgir ainsi de son cercueil blanc, immaculé telle une innocence retrouvée, le corps soudain revenu à la vie, comme réanimé par une énième et fantastique intro, du grand Johnny! L’attente, cependant, fut vaine: „Vanité des vanités, tout est vanité“, eût dit, dans sa biblique sagesse, l’Ecclésiaste. Avec, en contrepoint, l’épitaphe même, taillée au coin de leur antique palais, de quelques empereurs romains: „Sic transit gloria mundi“ („ainsi passe la gloire du monde“).

Essence du mythe: l’éternité n’est pas l’immortalité

Car la mort, en plus d’être cette inconnue à jamais irrésolue pour les vivants, est absolue: insensible à leur détresse, même la plus lourde à porter au fond des cœurs transis, jamais elle ne consent à ce miracle d’outre-tombe; les ressuscités ne sont viables qu’au royaume de la foi, cet espoir des seuls survivants! „Noir c’est noir“, avait naguère hurlé, après un suicide manqué, Johnny Hallyday, jadis „idole des jeunes“ et aujourd’hui, plus que jamais, mythe contemporain, avant que d’être, probablement, intemporel. Car la mort, si elle ne rend bien évidemment pas immortel, a cependant, pour certains de ses élus, y compris pour ceux de la fameuse „génération perdue“, cet étrange et phénoménal pouvoir de rendre, paradoxalement, éternel. Oui, l’éternité, à défaut d’immortalité: le jeu, en ce magique tour de passe-passe, en vaut la peine, fût-elle inconsolable. C’est très exactement cela, par ailleurs, la caractéristique majeure de toute mythologie, l’essence même du mythe, aussi dure et cruelle soit, pour les humbles mortels que nous sommes, cette infaillible mais impérieuse loi: le génie, artistique a fortiori, doit mourir pour atteindre au mythe, comme l’être physique doit périr, s’anéantir comme le formula Sartre dans „L’Etre et le Néant“, pour rejoindre l’aura métaphysique. Sans cela, point d’icône qui vaille ni qui demeure!

La mort est révolutionnaire, sinon démocratique

Mais si ces toutes récentes obsèques de Johnny Hallyday ont tant marqué la conscience collective – au point d’être considérées déjà comme historiques, à l’image des funérailles, en 1863, de Victor Hugo en personne – c’est qu’elles se sont également revêtues d’une autre prérogative, assez unique dans les annales de ce type d’événement: une sorte d’universalisme, où toute différence, de rang social comme de niveau intellectuel, s’est vue, soudain, abolie. Point d’élite ni de privilège, en effet, dans la naturelle société des morts, seule véritable démocratie!

De fait, la mort, cette grande Faucheuse, n’est-elle pas cet ineffable mystère devant quoi tous les hommes, les pauvres comme les riches, les puissants comme les démunis, les mendiants comme les rois, se révèlent être finalement, au terme de leur existence, égaux, contrairement à ce que prescrit leur acte de naissance? Davantage: le cul de jatte faisant l’aumône sur le parvis d’une église n’est pas moins, en cette ultime épreuve, que l’empereur, fait dire Marguerite Yourcenar, dans les „Mémoires d’Hadrien“, à son héros. Point de misérables ni de nantis, de clochards ou de princes, face à la mort, ce suprême, sinon souverain, juge de paix! C’est d’ailleurs bien là, en d’aussi solennelles circonstances, la première fois, en même temps que la dernière surtout, que la cour des miracles se pare, sans même le vouloir ni le savoir, des attributs d’une cour de justice. La nécessité tue là le hasard, comme le destin de tout être y annule, parce que la mort efface toute différence de caste, l’arbitraire de la vie. C’est la classe métaphysique sans plus, pour autant, de classes sociales. Oui: la mort est révolutionnaire! C’est là ce que fait dire Stanley Kubrick, dans la dernière scène de son très dandy „Barry Lyndon“, à son opportuniste mais tragique protagoniste, qui s’avérera être bien plutôt, tant dans sa déchéance sociale que dans sa décrépitude physique, un antihéros: „Bons ou mauvais, beaux ou laids, fortunés ou indigents, ils seront tous égaux un jour“, sous-entendu, en un understatement tout anglais, „ face à la mort“ …

En cela, le sceptique mais sage Montaigne, pour qui, à lire le premier Livre (chapitre 20) de ses „Essais“, „philosopher, c’est apprendre à mourir“, a-t-il parfaitement raison de dire, comme il le soutient encore en ces mêmes pages, que „sur le plus haut trône du monde, on n’est jamais assis que sur son cul“.

Précieuse leçon de vie tout autant que de mort!

Une céleste sortie de scène

Bien plus: à l’heure même où j’écris ces lignes, Johnny, dont la dépouille est en train d’être transportée vers ce paradis terrestre, havre de paix, qu’est l’île de Saint-Barthélemy, vole déjà haut dans le ciel. Quelle céleste sortie de scène, aussi déroutante qu’imprévisible une fois encore: descendu hier en hélicoptère, comme un homme, vers son public du stade de France, il s’envole aujourd’hui en avion, vers son ultime demeure, tel un dieu!


Daniel Salvatore Schiffer*

* Philosophe, auteur, notamment, de „Philosophie du dandysme – Une esthétique de l’âme et du corps“ (Presses universitaires de France), „Oscar Wilde“ et „Lord Byron“ (Gallimard – Folio biographies), „ Petit éloge de David Bowie – Le dandy absolu (Editions François Bourin). A paraître: „Traité de la mort sublime – l’art de mourir, de Socrate à David Bowie“ (Alma Editeur).