„L’édifice immense du souvenir“: Jean Bellorini scrute le fonctionnement de la mémoire

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Alors qu’on reste initialement dubitatif face à la transposition d’un roman-fleuve au théâtre, „Un instant“ parvient à relever le défi d’adapter la „Recherche“ de Proust en se concentrant sur la mémoire et le deuil au cours d’un spectacle qui est comme une remontée en profondeur de la psyché.

De Ian De Toffoli

D’habitude, quand on entend parler de la nième adaptation d’un grand classique de l’histoire de la littérature au théâtre – et on connaît de très nombreux exemples, du récent Infinite Jest, de David Foster Wallace, à différentes versions de l’Odyssée d’Homère ou même d’Ulysses de Joyce – on a tendance à éprouver une certaine gêne.
Un écrivain n’emploie pas un des trois grands genres (épopée, drame, poésie lyrique) de façon gratuite, le genre n’est pas interchangeable, librement adaptable, amorphe. Au contraire – et contrairement à ce qu’on inculque aux jeunes en section littéraire au lycée et malheureusement encore à l’université –, la forme et le fond ne sont aucunement séparables et si on enlève à une œuvre littéraire l’un, il ne reste souvent plus rien de l’autre.

C’est donc en essayant de ravaler tant bien que mal cette méfiance qu’on a pu voir la pièce intitulée „Un instant“ au studio des Théâtres de la Ville, les vendredi et samedi dernier, dans une mise en scène de Jean Bellorini, le jeune directeur du Théâtre Gérard-Philipe de Saint-Denis, dont on avait vu, il y a deux ans, sa mise en scène de Karamazov, d’après „Les Frères Karamazov“ (eh oui) de Dostoïevski à la carrière de Boulbon pour le 70e Festival d’Avignon.

En dessous du titre de la pièce, on lisait, sur la brochure: „d’après ‚A la Recherche du temps perdu‘, de Marcel Proust“, et l’on se demandait évidemment comment une telle chose pourrait être possible.

Ce roman-fleuve, publié entre 1913 et 1927, en sept tomes, dont les trois derniers parurent de façon posthume, plus de 3.000 pages, devait donc tenir en une heure et quarante minutes. Mais, très rapidement, dès les premières minutes du spectacle qui allait se révéler d’une beauté et densité époustouflantes, on comprend que le travail de Jean Bellorini (et des comédiens-auteurs, Hélène Patarot et Camille de La Guillonnière, qui interprètent donc non seulement les rôles, mais qui ont également découpé le texte de Proust et y ont rajouté d’autres tableaux) s’intéresse à (resp. creuse, fouille, analyse) surtout une thématique bien précise de la „Recherche“, qui est celle de la mémoire et du deuil.

Ce que raconte la pièce, c’est justement l’histoire très personnelle et intime d’Hélène Patarot, son départ du Vietnam et son arrivée en France, sa mère et sa grand-mère, leurs façons de parler, les doux noms qu’elles utilisaient pour l’appeler, et cette histoire personnelle est mise en perspective avec l’histoire du narrateur de la „Recherche“, incarné par Camille de La Guillonnière, dont on connaît la façon dont il se remémore sa propre grand-mère et le soin (ou plutôt le souci) avec lequel elle entourait le jeune garçon, racontés dans „Du côté de chez Swann“, le premier tome de la Recherche. Rapidement, les spectateurs dans la salle se retrouvent confrontés à leurs propres souvenirs, à leur propre deuil, involontairement presque.

Les questions qui se posent, dans ce spectacle, sont donc celles de la réalité ou de la transformation de nos souvenirs. De quoi est-ce qu’on se souvient? Comment se construit (pour le dire justement avec les mots de Proust) l’„édifice immense“, mais si fragile, du souvenir.

La mémoire peut être trompeuse, parfois involontaire, jusqu’à survenir aux moments où on l’attend le moins. Jean Bellorini ne s’intéresse donc qu’à un des nombreux aspects de la „Recherche“ (pas d’Albertine, pas de réflexion sur l’art et la littérature) dans ce spectacle qui est comme une remontée des profondeurs de la psyché, comme une obsession de comprendre enfin, en lui tournant sans cesse autour, comment fonctionnent les mécanismes de la mémoire.

Mais outre cette recherche intéressante, la formidable beauté de cette pièce réside aussi dans la langue si claire de Marcel Proust, déclamée avec une grande limpidité, cette langue ciselée, avec ses longues subordonnées, ses subjonctifs imparfaits, la coulée parfaite de sa phrase, ses chutes délicieuses, une langue, évidemment, qu’on n’a pas l’habitude d’entendre au théâtre, qu’on imaginait plus difficile, évidemment, mais non, ça passe, on se laisse bercer, on se dit même que ça ferait peut-être du bien au théâtre contemporain si un tel travail de la langue et du style ne disparaissait pas des scènes …