Le bon, la brute et les truands

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On les entend déjà d’ici, les mauvaises langues qui parleront de règlement de compte, de revanche et de parti pris. Et en effet, l’entreprise a de quoi laisser penseur: la femme d’Enrico Lunghi, Catherine Gaeng, vient de publier un livre à la titraille tapageuse, en autoédition de surcroît, sur l’affaire qui a mené son mari à démissionner de son poste de directeur du Mudam. Pourtant, malgré le scepticisme initial et une approche d’emblée biaisée, le livre qui pourrait rallumer un brasier plus ou moins éteint depuis la régularisation de la situation du Mudam est surtout une chronologie factuelle, agrémentée de commentaire guidant parfois trop le lecteur, mais qui, surtout, raconte les dangers et pouvoirs des médias, la faillite de la politique culturelle nationale et le lent et déprimant avachissement de l’art contemporain dans le haut monde de la finance.

Après „Page blanche“ de Gaston Carré, voici venir le prochain ouvrage qui, sous des dehors de règlement de compte – ce que tous ceux qui ne liront pas le livre s’empresseront probablement de dire –, évoque le paysage médiatique luxembourgeois.

Sauf que cette fois-ci, il ne s’agit pas d’une fiction qui évoque le grand retrait des annonceurs et les dommages qu’un traitement d’abord désinvolte d’Internet a infligé aux médias, mais de la chronologie d’une affaire à laquelle différents prénoms ou acronymes furent tour à tour attelés – on passa ainsi de l’affaire Lunghi à l’affaire RTL (ou affaire Berwick/Schram/Thoma), qui finit par se muer, dans une métamorphose très laide, en affaire Bettel, l’un des antihéros malgré lui de cet ouvrage.

Le livre de Gaeng, qui dit d’emblée ne point adopter de ton objectif pour cependant présenter les faits et rien que les faits, sera d’abord, pour celui qui avait à l’époque suivi les moindres détails de l’affaire, une piqûre de rappel assez douloureuse de tout ce qui se trama et qui dérailla il y a un peu plus d’un an, puisqu’il réunit l’essentiel des articles et témoignages faits et écrits en rapport à l’affaire. En cours de lecture, le point de vue personnel se justifie par l’insertion de tout un ensemble d’informations nouvelles, d’un éclairage interne qui nous permet de prendre connaissance de certains courriels envoyés par les cultureux de la DP, de telle ou telle exigence de la part d’un conseil d’administration tiraillé entre la volonté, manifeste, de certains, de se débarrasser d’un Lunghi qui gênait et la volonté de garder l’honneur, de telle autre conversation téléphonique au cours de laquelle Alain Berwick (alors directeur général de RTL), sans être prêt à discuter avec Lunghi, lui faisait savoir qu’une plainte avait été déposée.

Piqûre de rappel: la chronologie

Pour ceux, rares, qui n’auraient pas suivi en détail ou auraient déjà oublié les détails de l’affaire, résumons, avec Gaeng, brièvement les étapes. Ça commence, comme si souvent (au début était le verbe), par une mésentente linguistique, une imprécision langagière qui contient déjà en germe les débats et polémiques à suivre. Car notre musée national pour l’art contemporain, le Mudam, se désacronymise Musée d’art moderne (et après, allez y rajouter le Grand-Duc Jean). S’exprime, dans ce malentendu, un clivage entre la perception du peuple et des connaisseurs (pour faire simple et dichotomique, je sais) de l’art dit contemporain.

Au fil de sa carrière, Lunghi fait beaucoup pour les artistes locaux et parvient à faire du Mudam un musée à la réputation internationale. Pourtant, Lunghi gêne: son amour de l’art se frotte aux exigences plus populistes de maint politicien ou de tel banquier collectionneur qui voyait dans le Mudam l’opportunité de grandes et élégantes réceptions mondaines au cours desquelles l’on aurait pu se goinfrer de canapés en sifflant des flûtes de champagne tout en feignant, le regard ébaubi, d’être transcendé par tel ou tel tableau. Cela devient manifeste quand il s’agit de renouveler son mandat et qu’on le laisse poireauter, ou qu’on essaie par des manigances de lui faire comprendre qu’on aimerait que le musée se dirige sensiblement vers un autre format.

L’éclat a lieu quand l’artiste Doris Drescher se plaint dans l’émission „Den Nol op de Kapp“ diffusée le 19 septembre 2016 du peu de reconnaissance qu’on lui accorde à Luxembourg et s’en prend aux directeurs fonctionnaires des musées nationaux et, plus particulièrement, à Enrico Lunghi. Qu’on verra donc ensuite répondre aux accusations, dans l’émission du lendemain (pour l’instant, outre le bas niveau de feu le „Nol“, tout va bien).

La suite est connue (j’en profite pour accélérer, sans quoi on y passera la journée): Sophie Schram harcèle verbalement le directeur du Mudam qui, à un moment de l’entretien, lui fait abaisser un peu brutalement le micro en l’insultant, peu après quoi les choses s’embrouilleront et les versions s’empileront sans le moindre souci de cohésion: la pigiste en question va bien plus tard consulter un médecin et RTL, accompagné de son avocat Me Pol Urbany, dira avoir déposé plainte alors que Xavier Bettel fait tout de suite engager une procédure disciplinaire contre Enrico Lunghi sans avoir le moins du monde écouté la version de celui-ci.

Quelques agitations et une démission plus loin, le monde entier découvrira que l’émission du 3 octobre, qui avait révélé comment Lunghi avait censément agressé la journaliste, était le résultat d’un trucage en amont (la journaliste était mal préparée et se contentait de rabâcher les accusations de Drescher) et en aval (l’agression de Lunghi ne s’est pas produite comme on le pensait, le ton et l’image ont été manipulés, la blessure de Schram était peu de chose, certainement moins qu’une „Schramme“ (excusez le jeu de mots) et l’histoire de plainte fut tout aussi orchestrée). Et chacun, sauf Bettel, de se rétracter, choqué de constater que les images peuvent mentir (eh oui, on voit bien que les Luxembourgeois n’ont pas vécu l’Union soviétique).

Que des perdants?

Si on dit que l’Histoire n’est jamais qu’écrite que par les vainqueurs, alors l’ouvrage de Gaeng ne restera pas dans les annales, puisque cette histoire n’a, en fin de compte, connu que des perdants: le Mudam a perdu un directeur, RTL a perdu en crédibilité (et encaissé départs et blâmes) et Xavier Bettel s’est montré sous un jour défavorable: incapable de reconnaître une erreur, le premier ministre persiste dans une version de la réalité déjà – partiellement – réfutée au vu et au su de tous, arguant jusqu’au bout que sa prise de position était la bonne. C’est là la force de cette chronique courageuse (rarement RTL et Bettel auront été démolis de la sorte): de peindre un portrait certes subjectif, mais malheureusement fondé dans les grands termes du paysage politico-culturel et médiatique du Grand-Duché.

Il n’y aurait donc, certains témoins le répéteront en cours de chronique, que des perdants à cette histoire. Et pourtant. Le gagnant ne se caractérise-t-il pas par le fait que, malgré une défaite encaissée, il continue son bonhomme de chemin dans une (relative) impunité? Genre ce qui ne me détruit pas me rend plus fort, et tout ce charabia? Regardez autour de vous (pas physiquement, mais contemplez le paysage médiatique et politique): le groupe RTL s’en est (presque) sorti sans dommages (en Grèce antique, ces sacrifices s’appelaient des pharmakos, aujourd’hui, où tout va à l’américaine, on parle de dommage collatéral), l’on continue à pratiquer la logique du „les copains d’abord“ (Laurent Loschetter, le pote de Bettel qui déjà assumait la direction intermédiaire du Mudam est maintenant président du conseil d’administration de la radio 100,7) et le ministre de la Culture navigue toujours en eaux troubles et peu transparentes, comme l’a montré la récente tentative d’éviction de Janina Strötgen et Andreas Wagner dans leur poursuite (espérons qu’il ne faudra pas un jour écrire la chronique de cette histoire-là …).

Dans la chronique de Gaeng, les bons, les brutes et les truands sont explicitement désignés. Point de nuance, les jugements sont axiologiquement distribués. Pourtant, pour qui voudrait crier à la diffamation, il faut se rendre à l’évidence: Xavier Bettel, notre „Ministre trois en un“ (comme le désigne Gaeng), a joué un rôle peu glorieux et, peu importe la façon dont on s’y prend, il n’y a aucune version des faits dans laquelle il sortirait indemne de cette histoire – sauf celle qu’il persistait à raconter à lui-même et à son entourage pour ne pas devoir affronter responsabilité et culpabilité. En littérature, de tels narrateurs sont appelés des narrateurs indignes de confiance (dans la vraie vie, on peut s’imaginer qu’il suffise de les appeler des hommes politiques), qui recourent à des mécanismes d’auto-aveuglement pour se fermer les yeux sur des erreurs qu’ils ont commises.

Triple leçon à retenir

(*) Et encore: un chercheur en neurosciences ou en sciences cognitives vous dira que l’image mentale que nous prenons pour la réalité n’est qu’un assemblage de stimuli.

On sait, évidemment, que les faits bruts, ça n’existe que dans la réalité(*) et non pas dans les textes, qu’ils soient journalistiques ou littéraires. Parce qu’un texte ou un reportage organise toujours les faits, parce qu’il les monte, les structure. Hayden White nous a averti de cela, au point que certains postmodernistes commencèrent à dire que le réel, ça n’existe pas. C’est évidemment une aberration et s’il est vrai qu’on peut dire avec Althusser qu’on est toujours déjà dans de l’idéologie et que l’on arrive très rarement à sortir, d’un point de vue philosophique, du biaisé, il n’en est pas moins qu’il y a des agencements de faits éthiquement viables alors qu’il y en a d’autres qui sont, au mieux, fantaisistes et au pire des mensonges.

En cela, la chronique de Gaeng est aussi une leçon de journalisme: il y a, dans le texte, de bons et de mauvais journalistes, il y a, face aux truqueurs et aux manipulateurs, des gens à qui, face aux manigances peu transparentes du ministère et de RTL, le recouvrement de la vérité importait avant tout. Je ne les nommerai pas ici, ils se reconnaîtront suffisamment dans le bouquin.

Le texte sert aussi de commentaire triste sur l’évolution du milieu de l’art contemporain – triste post-scriptum que celui où Gaeng relate comment la candidature pour le successeur de Lunghi devait être envoyée à Deloitte et Touche (je ne sais pas, vous, mais ce nom, par contrepèterie, on pourrait le transformer en Toilette et Douche).

En fin, le texte tient lieu d’avertissement à la démocratie telle que nous la vivons au Luxembourg. Alors que, précisément, une certaine flemme du démocratique se fait sentir partout en Europe, le Luxembourg, petit pays où chacun se connaît, semble tremper dans une politique où un seul individu peut incarner trois postes ministériels à la fois – comme s’il n’y avait pas eu d’autres candidats possibles et comme si Bettel, et là j’enfonce des portes ouvertes, ne savait pas qu’il était incompétent en matière de culture – et où les relations politiques à un média dominant sont fort discutables. Quand trop de pouvoir émane d’une seule et même source, on s’éloigne des préceptes démocratiques. Pour résultat, les décisions à l’emporte-pièce de Bettel résultèrent (aussi) de la friction entre sa volonté de parler pour les journalistes (comme ministre des Communications et Médias) et son devoir de respecter la culture (comme ministre de la Culture) – Bettel, dans cette histoire, a simplement misé sur le mauvais cheval.

Les faits et leur commentaire

Le hasard, parfois, fait bien les choses. En milieu de semaine, je recensais „La serpe“ de Philippe Jaenada, roman au cours duquel celui-ci fouille dans les archives et les dossiers d’enquête pour montrer la criante injustice dont fut marquée l’enquête autour d’une histoire de triple meurtre. Et voici qu’à peine un jour plus tard, je viens chercher l’exemplaire de recension du bouquin de Catherine Gaeng, qui recourt à un même processus d’investigation (la recherche précise, la mise en comparaison de citations et d’articles et, surtout, le démontage de mainte incohérence dans les propos et agissements de ceux que Gaeng accuse de façon zolienne), à quoi elle ajoute un démontage de la rhétorique de certains politiciens dont les arguments fallacieux s’effondrent alors comme le proverbial château de cartes (je vous laisse le plaisir de le découvrir, c’est vraiment bien vu par moments).

Parfois cependant, Gaeng s’emporte et commente par trop les agissements des hommes politiques là où les faits et citations auraient pourtant parlé d’eux-mêmes. Par exemple, quand elle reproduit une émission RTL au cours de laquelle Caroline Mart l’interroge sur son rôle dans l’affaire Lunghi et quand elle montre comment Bettel s’emmêle les pinçons, elle coupe les citations pour les orner à répétition de „et patati et patata“, le censurant d’une façon qui rappelle par trop les processus dont elle fait elle-même la critique (quoique, on peut en convenir, ce qu’elle doit censurer ne doit être que des balbutiements gênés). On la comprend, évidemment, on ressent de l’empathie pour la situation, exécrable, injuste, hallucinante d’incompétence et de malveillance, dans laquelle se sont retrouvés Enrico Lunghi et, par ricochet, son épouse. Mais en biaisant ainsi son propos, en versant parfois dans le pathos, en frôlant par moments l’hagiographie, Gaeng se livre parfois aussi à des montages textuels qu’ailleurs elle condamne. Un éditeur le lui aurait probablement fait remarquer – tout comme il aurait peut-être gommé bon nombre de coquilles. Ce qui est d’autant plus dommage que les faits, et rien que les faits, parlent déjà assez en la faveur de sa cause.