La valise d’Adana

La valise d’Adana

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La scène a quelque chose de surréel. Elle pourrait se dérouler dans un quartier de Bruxelles, Birmingham ou Düsseldorf dans le contexte des opérations visant les cellules dormantes de l’Etat islamique en Europe. Quatre ou cinq policiers nerveux s’affairent autour d’une valise ouverte, pleine de livre.

De Dr Laurent Mignon

Avec un chiffon, l’un des agents ramasse du bout des doigts un livre tombé à terre et le dépose dans la valise. Les policiers sont inquiets et attendent des ordres. Cela semble bien être des livres dangereux et les forces de l’ordre ne savent plus trop à quel Dieu se vouer. Les titres sont menaçants, „La vie de Mohammed“, „Principes de jurisprudence islamique“ et bien d’autres encore.

Ces fragments de film, mis en ligne par des agences de presse turques, ne documentent pas une descente policière à Molenbeek ou dans une banlieue parisienne, mais bien à la gare d’Adana, la cinquième ville de Turquie à une trentaine de kilomètres de la côte méditerranéenne. D’après les agences de presse progouvernementales Anadolu et Ihlas, le comportement suspect d’une personne venant de déposer une valise à la consigne de la gare principale de la ville avait attiré l’attention des employés des chemins de fer. Quand une autre personne apparut pour récupérer la valise, les travailleurs de la consigne refusèrent de la lui remettre et informèrent les autorités.

Les deux suspects prirent la fuite, abandonnant la valise à laquelle allaient s’intéresser les agents de police arrivés à la rescousse. Pourtant ce ne sont ni drogues, ni explosifs qu’ils allaient découvrir, mais bien toute une série de livres de nature plutôt théologique. Qu’au moins l’un des ouvrages „Lumière infinie“ fût issue de la plume du prédicateur Fethullah Gülen, l’ancien allié du président Erdogan qui le considère comme responsable de la tentative de coup d’Etat du 15 juillet 2016, permit aux agences de presse de donner cette information avec le titre: „Des livres du meneur de l’Organisation terroriste fethullahiste ont été trouvés dans la valise d’un voyageur en fuite“.

L’organisation terroriste fethullahiste (Fetullahçi Terör Örgütü ou bien FETÖ) étant le nom donné par les autorités turques au réseau de Gülen depuis la rupture de ce dernier avec le courant erdoganiste au sein du Parti de la Justice et du développement, au pouvoir depuis 2002.

Des livres compromettants

Depuis le putsch manqué, les médias turcs informent régulièrement de la découverte de livres de Gülen trouvés dans des caisses et des sacs abandonnés le long des routes, dans des forêts ou bien enterrées dans des terrains vagues. Il n’est guère surprenant que les citoyens cherchent à se débarrasser de ces livres compromettants, puisque le gouvernement avait exigé que les universités, lycées et écoles épurent leur bibliothèque et liquident les ouvrages du prédicateur et de ses disciples ainsi que les publications des maisons d’édition proches du réseau.

Toutefois la valise d’Adana semble raconter une autre histoire: celle de l’existence de groupes de lecture qui se réunissent en secret pour lire et débattre des idées de Gülen. Cela n’est pas sans rappeler les activités des disciples de Said Nursi, le fondateur du mouvement Nurcu dont descend la mouvance de Gülen, qui se réunissaient pour recopier à la main et étudier ses écrits longtemps interdits par le régime kémaliste.

Au 21e siècle l’Etat turc, à l’image des policiers sur les vidéos publiées sur les sites d’informations progouvernementaux, ont encore et toujours peur de certains livres. Toutefois la situation est ironique, même si elle ne fait plus sourire personne. Quand le réseau guleniste était encore influent dans les services de police et la sureté de l’Etat, ce sont des lecteurs de Gülen qui fouillaient dans les bibliothèques d’individus soupçonnés de sympathies communistes et indépendantistes kurdes. Les pièces à conviction allaient du „Capital“ de Karl Marx aux romans en langues kurde.

Comble de l’ironie, c’est la possession des livres du prédicateur qui est aujourd’hui criminalisée dans une réinterprétation postmoderne de l’histoire de l’arroseur arrosé. Or le rôle des gülenistes dans la répression de la gauche marxiste et du mouvement kurde font que leur nouveau statut de victime n’attire guère de sympathie de la part des autres victimes du régime turque.