La francophonie à Cannes: Les films en compétition passés en revue (3)

La francophonie à Cannes: Les films en compétition passés en revue (3)

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Pas mal de films en langue française furent retenus pour ce cru 2019 – même un film anglophone comme „Frankie“ bascula souvent, à cause de la présence de divers acteurs français (dont Isabelle Huppert), dans le français. Si l’ensemble de la sélection montrait un cinéma francophone en meilleure forme que l’année précédente, ce fut le magnifique „Portrait de la jeune fille en feu“ de Céline Sciamma qui convainquit le plus.

Bonjour à la nuit

Si le nouveau film des frères Dardenne reste formellement sage et narrativement un peu simple, il n’en suit pas moins avec pudeur et sans pathos ni grandiloquence le destin d’un ado perdu sur une possible voie de la rédemption.

Le nouveau film des frères Dardenne commence in medias res, avec un adolescent (le jeune Ahmed) qui refuse de serrer la main à son institutrice – parce qu’elle est une femme, une mécréante de surcroît. Tout au long du film, nous suivrons, caméra collée à son épaule, cet ado qui, convaincu par l’épicier du coin que cette institutrice engagée et empathique est une femme „impure“, dont les cours d’arabe laïques suscitent bien des débats, se met en tête d’accomplir le djihad et d’assassiner son enseignante.
Tentative qui l’amènera tout droit dans un centre de détention où on essaiera de lui faire oublier ses envies de meurtre, de le déradicaliser sans pourtant toucher à ses croyances religieuses, que l’épicier fanatique a utilisées pour attiser les frustrations et incertitudes qui traversent le garçon, les transformant en envie de meurtre.

„Le jeune Ahmed“ ne serait pas un film Dardenne sans une composante sociologique: l’enfance d’Ahmed est traversée par la pauvreté, marquée le décès d’un père qu’il ne veut pas respecter et une mère qu’il traitera, en arabe, d’alcoolo – la langue arabe devenant, pour lui, une langue secrète, un idiome où la misère de ses origines sociales pour lesquels il n’éprouve que honte est tenue à l’écart.

Tout au long du film, les frères Dardenne montrent, comme à leur accoutumée, les agissements du jeune homme sans pathos ni empathie, traçant pourtant les étapes d’une possible humanisation, voire d’une rédemption. Sans pouvoir accéder à l’intimité d’Ahmed, qu’on soupçonnera d’abord ne suivre le lent procédé de déradicalisation que pour sortir de l’univers carcéral, cette opacité du personnage principal est une des forces du film, qui nous oblige à lire dans les traits faciaux de ce jeune acteur formidable (Idir Ben Addi) et à outrepasser notre rejet initial de ce gamin mutique et fanatique. Rappelant en partie „L’adieu à la nuit“ d’André Téchiné (projeté à la Berlinale), qui dépeignant pareillement les errances d’un jeune radicalisé, les frères Dardenne y ajoutent une composante sociologique et finissent par opposer, au fanatisme religieux, une rédemption laïque, qui ne fera peut-être pas l’unanimité dans ses moments finaux mais qui, néanmoins, baigne le film d’un éclat lumineux.

La nostalgie de la contemporanéité

Après la déconvenue de son expédition américaine (le film Ma vie avec John F. Donovan), Xavier Dolan revient avec un film mineur sur l’amour en partie refoulé entre deux jeunes hommes. Un film sans grandes ambitions, frôlant parfois le kitsch, et qui s’efforce de dépeindre une génération X perdue avec des moyens parfois trop lourds.

Avec „Matthias & Maxime“, Xavier Dolan revient à Montréal et une pléthore d’accents canadiens – le film connaît d’ailleurs un sous-titrage en français – pour raconter l’histoire de Maxime (incarné par Dolan lui-même), un jeune post-adolescent un peu perdu comme le sont tous ceux qui, entre fin d’études et début de l’entrée dans le monde du travail, ne savent pas quoi faire de leur vie. Maxime envisageant de partir en Australie, le film raconte les dernières semaines du jeune homme à Montréal, semaines que Maxime passe entre une mère junkie agressive et une bande de copains qui inclut le beau Mathias (Gabriel d’Almeida Freitas).

En début de film, la joyeuse bande se retrouve dans un chalet au bord d’un de ces impressionnants lacs canadiens et la sœur de Rivette, cinéaste en herbe et personnage un brin trop caricatural, dira qu’elle a besoin de deux acteurs-amateurs pour un film. A la suite d’un pari perdu, Mathias se joint à Maxime pour une scène d’embrassade, à la suite de quoi tout sera changé – Mathias refoulera son amour naissant, raison pour laquelle il se comportera de façon ignoble envers Maxime, son meilleur ami sur le point de partir pendant deux ans.

Filmé avec nostalgie et mélancolie, avec le grain de la caméra et les inventions formelles qui empruntent à une esthétique de clip-vidéo, comme pour capturer une époque sur le point de se dissoudre (la sœur de Rivette suggérera dans son franglais québécois que la bande à son frère est déjà un peu démodée), „Mathias et Maxime“ est souvent accompagné de pop indé canadienne (Arcade Fire) ou de ballades au piano un peu mièvres, pendant lesquelles les souffrances de la passion amoureuse sont un peu trop exacerbées. Si le film ne déplaît pas, on a l’impression qu’il rate un peu son cœur émotionnel, la relation entre les deux personnages principaux étant développée d’une façon trop kitsch vers la fin, là où le refoulement initial de Mathias bloque l’accès empathique au personnage. En somme, le noyau de cette histoire, on l’a déjà vu, et en mieux, dans d’autres films, raison pour laquelle c’est plutôt dans le portrait d’une bande de copains perdue dans un monde où les générations et leurs idiosyncrasies (même linguistiques) s’enchaînent de plus en plus vite qu’il faut voir l’attrait du film.

Un film peut en cacher un autre

„Portrait de la jeune fille en feu“ est un magnifique film sur l’éclosion d’un amour homosexuel entre une jeune noble et sa portraitiste. Magnifiquement joué par Adèle Haenel et Noémie Merlant, c’est aussi un film discrètement mais profondément féministe qui trace en pointillés ce à quoi l’histoire de l’art aurait pu aboutir si les femmes auraient eu leur mot à dire.

Voilà déjà le deuxième film en costumes sublime de cette année. Après „The Favourite“ de Yorgos Lanthimos (dans le jury cannois de la sélection officielle), „Portrait de la jeune fille en feu“ commence avec Marianne, une prof de peintre (Noémie Merlant) qui, quand une de ses étudiantes lui fait regarder un tableau qu’elle a peint dans un passé plus ou moins lointain, replonge dans le passé où elle a vécu son grand amour pour Héloïse (Adèle Haenel), une jeune noble dont elle était censée faire le portrait et qui est promise à un homme qu’elle ne connaît pas.

Renfrognée, Héloïse refuse de se faire peigner, raison pour laquelle sa mère obligera Marianne à se faire passer pour une demoiselle de compagnie dont le rôle officiel est de se promener avec l’aristocrate rebelle mais qui devra, pour de vrai, la dévorer du regard pour ensuite la peindre dans un atelier secret. Et Marianne de la dévorer du regard dans un lent passage du regard amoureux du peintre pour son sujet au regard amoureux tout court. L’intelligence des dialogues fait parler les amants de tout et de rien – et pourtant, c’est d’elles et de leur passion que ces deux femmes n’arrêtent pas de discuter. Plus encore que cette très belle histoire d’amour portée par deux actrices sublimes et qui se vit d’abord en cachette, passant de l’intimité des sentiments personnels au vécu assumé quand la mère s’absente pour quelques jours, le film fait aussi comprendre quelles séquelles une accentuation et sublimation exclusive du regard mâle a fait subir à l’histoire de l’art.

Le portrait ultime fait par Marianne sera ainsi à mille lieues des exigences esthétiques et artistiques de l’époque – et traduit, comme dans les meilleurs tableaux, l’amour de l’artiste pour le sujet peint, mais aussi un possible parcours uchronique d’une histoire de l’art où le regard féminin aurait eu son mot à dire. Prenant le contre-champ d’un regard mâle dans une utopie féministe encore plus assumée que „The Favourite“ (où les hommes étaient ringards mais présents), il n’y a, jusqu’au dénouement final des cinq dernières minutes, aucun homme dans ce film. De ce regard féminin témoigne aussi la relecture féminine du mythe d’Orphée – dans ce film, qu’il faut voir comme une anamorphose féministe, chaque scène connaît, comme dans un palimpseste, plusieurs couches de sens.

S’il peut paraître un brin trop carré dans sa mise en scène – mais l’on pourrait dire que la forme ne fait ici qu’imiter parfaitement le carcan d’une société bourgeoise qui ne permet pas grand-chose aux femmes – „Portrait de la jeune fille en feu“ est tout simplement l’un des meilleurs films d’une sélection cannoise déjà forte. Celui qui reste de marbre pendant la bellissime séquence ultime du film, qui rappelle et dépasse la fin de „Call Me by Your Name“, devra sans doute s’interroger sur sa capacité à l’empathie.

Derniers adieux à Sintra

Décrit par Peter Bradshaw (le critique ciné du Guardian) comme atteignant des sommets d’ennui, „Frankie“ d’Ira Sachs évoque souvent avec justesse une actrice atteinte de cancer qui réunit ses proches pour des dernières vacances au Portugal.

Chacun le sait – et Marguerite Duras l’a confirmé dans son roman „Les petits chevaux de Tarquinia“ –, les vacances en famille ou entre amis, c’est souvent chiant et ça aboutit à faire sortir à la lumière des jours ensoleillés des animosités cachées. Alors, quand la célèbre actrice Frankie (Isabelle Huppert) invite une de ses meilleures amies et l’intégralité d’une de ces familles patchwork où personne ne s’entend vraiment pour passer les ultimes vacances de son existence à Sintra (au Portugal), l’on comprend d’emblée que les choses ne vont pas tarder à se compliquer, chaque membre d’une famille qu’on sent éloignée ramenant son lot d’angoisses et de flemme existentielle. Des ruptures sont à l’horizon, qui se confirmeront ou non au cours du film, un premier mari se pointe, un deuxième (Brendan Gleeson, qui a trop peu de temps d’écran) est surtout là pour calmer le jeu.

Ce n’est pas qu’il ne se passe pas grand-chose dans ce film – mais tout ce qu’il s’y passe est dénué de structuration et de tension dramatique. Les choses ont simplement lieu, le film ne cherche pas à aboutir sur quelque chose, nous épargne les grands éclats de pathos et les grandes ruptures que la situation aurait pu déclencher, décrivant simplement un lâcher prise émotionnel de la part d’une actrice solipsiste qui se sait vouée sous peu à la mort – les situations sont toutes évoquées avec une subtile mise en sourdine, un éloignement affectif évoqué avec simplicité et justesse. C’est donc un film discret, à l’instar du „Jeune Ahmed“ montré le même jour à Cannes, un film peu spectaculaire, qui parfois tire profit du stoïcisme de son actrice (Huppert qui annonce à un Greg Kinnear qu’elle accepte de lire son scénario pour y jouer un rôle) et où des scènes poignantes (le fils Paul (Jérémine Rénier) qui raconte à Irene (Marisa Tomei) ses relations compliquées avec sa mère) et drôles (les allusions à Star Wars) ne sont jamais transcendées par une narration qui ferait sens et qui irait quelque part. C’est dans cette lenteur et cette dissolution que le film peut ou bien énerver, ou bien émerveiller.

Une lumière dans une marée d’ombres

Avec „Roubaix, une lumière“, Arnaud Desplechin plonge dans une ville violente – la sienne – pour sonder les abysses des âmes et le rôle (idéalisé) d’une brigade policière. Si la double structuration du film laisse ouverte trop de questions, Desplechin parvient à réaliser, à partir d’un fait réel, un film humaniste.

Ça commence par un procès-verbal d’un vieil homme qui pose plainte contre un islamiste qui aurait brûlé sa voiture. Le commissaire Daoud (Roschdy Zem), sceptique, le cuisine, l’attire dans une impasse rhétorique, lui lit le code pénal pour l’informer des séquelles possibles d’une tentative de fraude d’assurance – façon élégante de camper un personnage de commissaire à qui on ne la fait pas, pendant humaniste du chef de brigade des „Misérables“, pendant aussi un brin moralisateur.

Entre en scène ensuite, là encore comme dans „Les Misérables“, le petit nouveau, Louis (Antoine Reinartz), qui sera bien vite confronté à un univers parsemé de petits et de grands escrocs. Pendant une heure, les différents fils de l’intrigue (une jeune fille en fugue, un incendie, un viol), sont reliés par ces deux personnages, entre lesquels une relation amicale pourrait se nouer. Le réalisateur décide pourtant, pour la deuxième moitié de son film, de se concentrer sur le cas (véridique) de l’assassinat d’une vieille dame, où deux femmes seront vite les suspects numéros un (et deux). Abandonnant le regard multiple, mais aussi le développement amorcé de l’intimité des policiers, l’histoire tournera désormais autour d’un drame homicide et amoureux, Desplechin sondant l’abysse de la misère sociale, de la dépendance amoureuse et du crime en se focalisant sur ce cas particulier, pour lequel policiers et réalisateurs paraissent abandonner tous les autres, qui dès lors n’occuperont plus qu’un rôle périphérique.

Si l’élucidation de ce qui vraiment se passa (obsession toute policière) quand Marie (Sara Forestier) et Claude (Léa Seydoux) braquèrent la maison de la vieille voisine restera incomplète, c’est qu’une histoire de cœur s’y glisse. Et entre amants, il y a peu de réel – et beaucoup de fantasme. „Moi aussi, j’aimerais que la vie soit enchantée comme pendant ton enfance. Mais elle ne l’est pas“, dira le commissaire Daoud à Claude. Si son personnage a un côté moralisateur qui peut agacer, si l’interrogatoire pousse un peu dans le parodique le „good cop, bad cop“ et si l’on peut s’agacer de ce que le personnage de Louis soit comme abandonné en cours de route, la sorte de bonté des enquêteurs envers des êtres humains fautifs irradie le film de cette lumière qui lui donne, à juste compte, son titre.