Hard-boiled à la française: „Les inéquitables“ de Philippe Djian

Hard-boiled à la française: „Les inéquitables“ de Philippe Djian

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Au fil du temps, Philippe Djian est devenu l’Amélie Nothomb de Gallimard. A titre d’un roman par an, toujours en dessous des 200 pages, les romans de Djian se suivent et se ressemblent. Ils se consomment d’ailleurs comme une bonne série télé sans prétention – à condition de ne pas être trop exigeant côté style. Pour le cru 2019, Djian parfois fait mouche, quand il saisit les tensions et les non-dits des passions entre ses personnages.

Ça commence comme ça, au beau milieu des choses et d’une phrase (le premier segment phrastique du livre, c’est „Mais il voulait qu’elle enlève ses mains“), avec une bagarre entre Marc, protecteur attitré, hyper-jaloux (et d’ailleurs puceau trentenaire) de Diana et Serge, le fils du maire, un beauf marié et dragueur à mort, qui s’acharne à faire le tour des bars dans l’espoir de dégoter une dulcinée assez bourrée pour le suivre et qui vient de commettre l’erreur de s’en prendre à Diana.

Or, Diana, c’est la veuve de Patrick, tête brûlée dont Marc, son frère, croit devoir reprendre le flambeau en la défendant des assauts masculins qui la terrassent inévitablement puisque, on le comprend vite, c’est une de ces femmes dont la beauté vous coupe le souffle. Depuis la mort de Patrick, Marc et Diana habitent en colloc, tout juste en dessus du cabinet dentaire de cette dernière.

C’est donc doublement pratique, d’un parce que Marc peut de la sorte surveiller Diana, qui a déjà par deux fois essayé de se suicider, et de deux parce que, après les inévitables bagarres que Marc déclenche lors de leurs sorties nocturnes, Diana peut immédiatement prendre soin de la dentition ébréchée de Marc – les raccourcis, chez Djian, sont à la fois linguistiques et sémantiques.

Son sens de la narration est ainsi assimilable à une course effrénée sur une autoroute allemande. Quand chez Djian, quelqu’un a besoin d’un dentiste, eh bien, inutile d’aller chercher midi à quatorze heures, on lui plante le cabinet dentaire en dessous de chez lui et qu’on ne lui en reparle plus, à Djian.

Et quand il faut accélérer le récit, on fait rencontrer, comme à un Lautréamont moins prise de tête, trois paquets de cocaïne et un bagarreur alcoolique (Marc, pour les intimes) sur une plage désertée au beau matin. Marc récupère la came, ne sait pas trop quoi en faire, appelle son patron Joël, qui est aussi le frère de Diana (je vous disais, pour les raccourcis, tout est soumis au joug de l’immédiateté), qui dit s’en charger, peu après quoi le fils du maire s’en trouvera lui aussi mêlé, tout comme une bande de jeunes sans foi ni loi menaçante- chez Djian, les choses vont de mal en pis et on le voit constamment, comme un vieux con, radoter contre le monde qui va à vau-l’eau. Du coup, les jeunes ne peuvent être que hyperviolents: „les ados, ceux d’aujourd’hui, étaient tellement bourrés d’hormones qu’ils tiraient vite et n’aimaient pas discuter.“

Cette histoire de cocaïne se transforme vite, selon le degré de bonne volonté du lecteur, en impasse narrative pénible ou en MacGuffin, en un pur prétexte narratif, un comme la mallette dans „Pulp Fiction“. Parallèlement, et de manière bien plus intéressante, les relations entre les personnages s’emballent: Diana et Serge commencent à copuler, Joël et Marc se trouvent embarqués dans un bien sombre escamotage à la suite d’un acte (pas) manqué de Joël et Marc, évidemment, ne restera pas puceau jusqu’à la fin de ses jours ni même jusqu’à celle du bouquin.

Comme toujours chez Djian, plus les hommes sont des crapules, plus l’intrigue avance. Comme toujours chez Djian, les personnages sont d’une froideur émotionnelle impressionnante, encaissant tous les coups (assassinat, passages à tabac) sans ciller, Djian ayant été élevé au versant sombre de l’école américaine, celui où ça ne dégouline pas de pathos comme le mascara de ses héroïnes mais où toute bribe d’empathie est ravalée avec une bonne rasade d’un alcool fort (d’ailleurs, tout au long du bouquin, Marc picole comme un malade).

Djian et Emma Bovary, même combat

Et comme toujours chez Djian, le style est souvent quelconque, les dialogues sont d’un cool qui tape sur les nerfs, avec surtout ce côté moralisateur qui fait que chacun des personnages – peu importe que ce soit Marc, Joël, Serge ou Diana – ne cesse de recourir à l’impératif pour s’adresser au monde.

Cette mauvaise habitude, qui taraude depuis des années les écrits de Djian, fait qu’on pourra fort bien un jour prendre n’importe quel bouquin de l’auteur pour faire des exercices de grammaire sur les différentes formes et morphologies de l’impératif. Preuve à l’appui: „Ils ont embarqué la marchandise, bien sûr, il fallait s’y attendre. Mais laisse-moi m’en occuper. Ne bouge pas chez toi avant mon appel. Est-ce que tu peux faire ça. Écoute, commande-toi des sushis et mets-toi au lit.“

Ailleurs, c’est bourré de truismes à trois balles (certes, on peut toujours arguer que ce sont les personnages de Djian qui pensent ainsi – mais pourquoi dès lors ne pas développer des protagonistes un chouia plus élégants?), sur les gens qui ne savent pas conduire, le monde qui devient con ou la différence entre les hommes et les femmes: „il répondit en bouclant sa ceinture avec flegme que les femmes avaient le don de fourrer leur nez partout.“ En résulte un univers peuplé de m’as-tu-vu assez emmerdants.

S’il fallait élaborer un diagnostic pour cet auteur (mais alors faudrait-il encore nous payer les heures de consultation qu’on lui épargnerait de la sorte), c’est que Djian, un peu comme Emma Bovary avant lui, a consommé tant de séries de télé américaines (c’est le seul écrivain français à avoir écrit, avec „Doggy Bag“, une série de bouquins en 6 saisons) que ses récits ne s’inspirent plus du tout du réel, mais qu’ils rabâchent les codes souvent déjà usés jusqu’à la corde de ses séries télévisuelles favorites. Mais contrairement à quelqu’un comme David Lynch, qui dans un film comme Inland Empire, faisait de cette omniprésence des productions hollywoodiennes un enjeu narratif et une mise en abîme intelligente, où la représentabilité même du réel était questionnée, Djian jamais ne met en crise cette imbrication des niveaux de réalité.

Jamais ses personnages ne se rendent compte qu’ils ne sont que des clichés, des sosies, des ficelles narratives qui peinent à tenir ensemble. La fascination de Djian pour l’Amérique va d’ailleurs si loin qu’il semble parfois ne plus savoir lui-même dans quel pays son roman se déroule: „c’était une chance, dans ce pays, que les gens ne soient pas armés“, pense Marc page 64 alors que, un peu plus loin, il se voit confier un Walther et que, page 94, après qu’il eut déclaré par mégarde un système d’alarme, il se dit que „certains, peut-être, devaient déjà chercher leurs armes“. (C’est d’ailleurs une preuve que, chez Gallimard, côté lectorat, on ne lit plus non plus les romans de Djian. Ils ne sont peut-être pas les seuls.)

C’est d’autant plus dommage que dans ces „Inéquitables“, contrairement à d’autres romans récents où son personnel romanesque finissait vite par devenir insupportable, le personnage de Marc – le puceau picoleur qui apprend à vivre ses désirs et qui s’émancipe de la tutelle traumatique d’un frère fort – et les relations qu’il développe avec Diana, femme brisée mais plus forte qu’il n’y paraît, finissent, malgré les maladresses et idiosyncrasies lassantes de l’auteur, par faire preuve d’une véritable finesse d’analyse – pour une fois, les phrases souvent elliptiques ne cachent pas simplement un vide à dire mais recèlent, dans leurs brèches mêmes, ici une lente guérison émotionnelle, là une passion naissante.