Comment vivent les morts

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Couronné par le prestigieux Man Booker Prize, „Lincoln in the Bardo“ raconte la nuit qui suit le décès du fils préféré d’Abraham Lincoln alors que la Guerre civile fait des ravages. Loin de toute prétention à la vérité historique, Saunders convoque un ballet de sources historiques et fictionnelles et invente un royaume de morts ultra-bavards pour un roman choral d’une inventivité folle qui nous donne à réfléchir sur l’inéluctable absurdité et injustice de notre mortalité.

Depuis un temps maintenant, le bardo et son espace noir fascinent les écrivains. Pour qui n’a jamais entendu du bardo et le confondrait avec une certaine actrice française, quelques lignes d’explication préalables: quand meurt quelqu’un, le bouddhiste tibétain pense que l’âme du décédé traverse le royaume des morts (dit bardo) et qu’elle y dispose de 49 jours à la recherche du nirvana. S’il n’arrive pas à atteindre cet état glorieux de l’inexistence, il doit souffrir les aléas d’une réincarnation. Attention cependant: toute réincarnation n’a pas la même gloire, et il y a des sorts plus envieux que d’autres. Pour que l’âme réussisse à éviter les tracas de la réincarnation, les moines tibétains lui lisent le fameux Bardo Thödol, le Livre Tibétain des Morts.

On sent le potentiel romanesque de cet espace noir bardique, et on n’est pas seuls à l’avoir senti: Will Self, dans „How the Dead Live“, imaginait comment les morts, à Londres, sont simplement relocalisés dans un autre quartier – ce roman loufoque fonctionnait déjà tout entièrement selon des lois bardiques. Un auteur comme Antoine Volodine a fait sien cet espace des morts en mettant en scène des personnages souvent déjà décédés. Dans „Bardo or not Bardo“, certains personnages se plaisent même tellement dans le bardo qu’ils n’ont plus envie d’en partir.

Un premier roman magistral

Et à présent, George Saunders, l’un des maîtres de la nouvelle américaine, construit, pour son premier roman, un univers alambiqué et loufoque, dont l’action se déroule presque intégralement, pour la situer spatialement, à Oak Hill Cemetery, où est enterré le jeune William Lincoln et, pour la situer ontologiquement, dans le royaume des morts qui peuplent ce cimetière.

Seul hic donc, ces morts refoulent le fait qu’ils sont morts, se croient simplement malades, confinés dans des „sick-boxes“, par quoi ils désignent leurs cercueils, et se trouvent affreusement délaissés par les leurs. Raison pour laquelle l’arrivée d’un petit nouveau – William Lincoln en l’occurrence – et les visites répétées (et historiquement attestées) que lui rend son père le président, rend cette assez joyeuse bande, pour différentes raisons, folles d’espoir. Une fois que les morts en viennent cependant à réaliser qu’ils ont passé l’arme à gauche, ils en viennent à devoir quitter immédiatement l’espace transitionnel dans un fracas décrit comme un „matterlightblooming phenomenon“.

Morphologies étranges

Parmi ces morts, trois personnages déblatérant à tout vont se constituer volontaires pour guider le jeune Willie à travers ce monde étrange. Enter Hans Vollman, qui raconte, au cours de l’incipit, comment il épousa une femme bien plus jeune que lui, qu’il tint à distance respectueuse et qui peu à peu succomba au charme de cet homme déjà vieux, au point où elle voulut qu’ils consumassent enfin leur mariage – c’est ce moment que choisit la mort pour l’appeler à soi. Suit Roger Bevins III, qui par dépit amoureux (et parce que l’homosexualité, à cette époque, était loin d’être acceptée) se trancha les veines et raconte comment il commença ensuite à se vider de son sang … et à regretter son geste. Ce duo est vite rejoint par le Révérend Everly Thomas, de retour parmi les morts après une escapade métaphysico-religieuse absolument somptueuse que nous vous laissons découvrir, après quoi surgissent de plus en plus de voix et de plaintes de décédés.

De façon merveilleusement poétique, ces personnages, étant décédés, sont dotés d’une morphologie tout à fait autre, qui s’adapte à leur vécu ou à leur situation actuelle. Ainsi, Bevins, toujours enclin à des emportements poétiques sur la beauté du monde, a-t-il plusieurs paires d’yeux alors que Vollman, personnage au désir à jamais inassouvi, bénéficie ou souffre d’un phallus enflé à l’extrême. Ailleurs, le lieutenant raciste Cecil Stone change-t-il de taille et de proportions à mesure qu’il insulte la population des démunis et des noirs qui surgit à l’improviste au cimetière.

Fait et fiction

Formellement aussi, le roman est un vrai délice. Il paraît tout abord être écrit comme une pièce de théâtre sans didascalies, avec la différence, initialement irritante, que le nom du personnage qui vient de parler suit la prise de parole et le constat, fait assez rapidement, que ces personnages ne se parlent pas vraiment: il s’agit plutôt d’un récit polyphone qu’ils construisent ensemble, les voix isolées rebondissant souvent sur le témoignage de l’autre, avec des recoupements et des moments de communications momentanés, comme pour évoquer la solitude des décédés comme condition de possibilité même d’un échange.

Ensuite, ces passages proprement bardiques sont entrecoupés par des extraits de documents historiques qui témoignent de la situation politique en Amérique, qui jugent les actions de Lincoln tout en évoquant les conditions de la mort de William. Ces documents sont parfois véridiques, parfois librement inventés. Toutefois, il s’agit ici moins d’une volonté de fabriquer une réalité historique autre en mêlant invention et réel que d’une reconstitution vraisemblable des échos et opinions qui ont dû fuser à l’époque – Saunders redonne voix à ceux que l’Histoire a laissés muets tout en commentant à la fois la difficulté de l’entreprise historique et le fonctionnement même de toute œuvre fictionnelle, qui assemble et nivelle les faits et l’invention dans une entreprise de la découverte d’une sorte de vérité fictionnelle à mille lieux des fake news.

L’ailleurs pour dire l’ici

Comme tout roman qui évoque un univers entièrement différent – et qui ne se contente donc pas de reproduire le réel tel qu’on le connaît déjà, son côté navrant et désolant et même traumatisant – Saunders doit inventer tout une langue qui parvienne à évoquer un monde qui n’existe pas. Le chercheur canadien Richard Saint-Gelais nomme xéno-encyclopédie l’élaboration d’un vocabulaire et d’une syntaxe de l’altérité pour créer un monde fictionnel autre. Ainsi, pour évoquer la façon dont se meuvent les morts, Saunders invente le verbe „to skim-walk“ – l’inventivité du monde créé contamine le langage et vice versa.

Alors, ce roman historique qui n’en est pas un, qui mêle voix des morts à des sources historiques réelles et des citations tronqués (commentant de ce fait la situation épistémique qui règne de nos jours sur Internet), parvient à dire plus de notre condition mortelle et des réalités de l’Amérique de l’époque que n’importe quel roman véritablement historique n’aurait pu le faire. Car „Lincoln in the Bardo“ est à la fois une exploration des traumatismes de l’Amérique, une réflexion poignante sur la mortalité, un roman d’aventures métaphysique, un récit fantastique où des questions de rédemption et de mal tournent autour du sauvetage de l’âme d’un innocent et une réflexion sur la possible empathie qui peut nous lier dans un monde où chacun affronte seul sa propre mortalité et celle de tout être qu’il aime.

Demi-morts et demi-molles

Il faut lire ce roman pour ces touchants demi-morts aux demi-molles et aux trop-plein de désirs inassouvis qui se cramponnent à cette existence en demi-teinte qui est la leur (car ils sont comme nous). Il faut lire ce roman pour ces merveilleuses allégories métaphysiques façon frères Coen qui pastichent les textes religieux pour montrer qu’est insensé notre tendance à croire en un ailleurs (car elle est absurde comme l’est notre inclinaison à croire simplement en nos existences mortelles tellement nos vies sont courtes et consistent en peu de choses).

Il faut lire ce roman pour sa façon de négocier le retour du refoulé de l’Histoire américaine, avec ces voix d’esclaves et de femmes violées qui, même dans la mort, semblent condamnés à se taire et à souffrir d’exclusion (car c’est d’une actualité rebutante).

Il faut lire ce roman pour cette scène vraiment bouleversante où les morts, essayant de retenir le président Lincoln en occupant son corps, s’emmêlent et où Vollman parvient à voir avec les yeux de Bevins et vice versa, Saunders imaginant de cas impossible d’empathie réelle, où les barrières de solipsisme et d’égoïsme s’effondreraient pour un moment de partage et d’expérience communes (car il nous faut de l’espoir).

Il faut lire ce roman pour sa construction chorale, gothique, archaïque et très contemporaine (car c’est souvent très drôle). Si le roman de Saunders a recours aux ficelles de l’expérimentation postmoderne commencée dans les années 70, elle y ajoute une part d’humanisme et de poésie rarement vue dans de tels ouvrages, souvent plus axés vers l’expérience intellectuelle. Saunders leur donne un coeur, tellement ses morts nous paraissent palpiter de vie.