Apprendre à lâcher prise: Karolina Markiewicz et Pascal Piron sur la réalité virtuelle

Apprendre à lâcher prise: Karolina Markiewicz et Pascal Piron sur la réalité virtuelle

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Depuis leur rencontre en 2013, les artistes Karolina Markiewicz et Pascal Piron sont inséparables. Leur nouveau projet de réalité virtuelle „Fever“ décrit, sur fond de chant, de voix et de musique, l’expérience d’un corps enfiévré. Nous avons rencontré les deux artistes à Cannes.

Cannes pendant la journée luxembourgeoise. Alors que le champagne est sabré et que les acteurs boursiers se soumettent au rituel de la baignade malgré un temps assez inclément, Karolina Markiewicz et Pascal Piron expliquent à un Premier ministre enthousiasmé le fonctionnement de „Fever“, dont le spectateur peut encore faire l’expérience au Casino – forum d’art contemporain jusqu’au 24 juin et qui vient d’être retenu pour la sélection de VR Arles, un festival de l’art immersif dont c’est la quatrième édition.

Tageblatt: Pouvez-vous décrire comment se déroule le travail sur des projets de réalité virtuelle?

Karolina Markiewicz: C’est très similaire au théâtre. Tu pars d’un endroit, d’une scène. Notre but est, a toujours été de raconter des histoires. Ce qui me fascine dans cette façon de travailler, c’est que tu es obligé de travailler en équipe, avec des techniciens. Comme c’est une nouvelle forme d’art, les gens sont (encore) en train de s’entraider, de partager des expériences au lieu de se voir comme des rivaux.

Pascal Piron: Dans un autre média, où le terrain est plus défriché, on te dit précisément ce qui est possible – et ce qui ne l’est pas. Quand tu travailles dans le domaine de la réalité virtuelle et que tu demandes si telle ou telle chose est possible, l’on te répond qu’on n’en a aucune idée. Le domaine du possible n’a pas encore été délimité. Il faut donc essayer ce qui peut être fait. C’est dans ce sens qu’on peut dire que nous ne savons pas précisément ce que nous sommes en train de faire – parce que c’est une plongée dans l’inconnu.

Quelle partie de la programmation prenez-vous en charge?

P.P.: Nous nous chargeons d’une partie de la technologie. Mais arrive un point où il faut qu’on délègue à des techniciens qui nous aident à perfectionner les choses. Comme dans des films, on ne peut pas tout faire. Moi-même, je suis parti de la peinture – là, tu es tout seul dans ton atelier et il se peut que pendant trois mois, tu travailles à l’aveuglette et que tu ailles dans la mauvaise direction. Avec Karolina, on travaille toujours à deux, ce qui change déjà pas mal les choses. Dans ce genre de travail, il faut apprendre à lâcher prise.

Que change la composante interactive avec les utilisateurs?

P.P.: L’idée centrale, on commence à la développer autour de l’utilisateur. Dans la préparation, on a des flow charts, des arbres de possibilités qui se ramifient – un peu comme dans le domaine du jeu vidéo. La question se pose: à ce moment du film, quelles sont les possibilités qui s’ouvrent, que se passe-t-il si l’utilisateur parvient ou ne parvient pas à atteindre tel ou tel objet? L’important était ici de faire en sorte que le spectateur qui ne regarde pas autour de soi, qui reste passif, vive quand même une expérience.

La technologie a toujours conditionné le développement de l’art. Quelle est l’influence de l’ère digitale? S’agit-il d’une progression ou d’une révolution?

P.P.: Pour certains, ça va être plutôt une progression: la jeune génération par exemple est tout à fait habituée à traiter des photos sur un logiciel informatique. Pour d’autres, ça va être une révolution. Il y a des gens qui ont une conception toute faite de ce que l’art est censé faire – et qui tiennent à de tels acquis. Internet a changé notre façon de consommer des médias, de consommer de l’information – la loi du copyright en témoigne. On est tous les deux enseignants. Il y a des années, quand on demandait aux gosses ce qu’ils voulaient faire dans la vie, on avait l’habitude de les entendre répondre: „footballeur“. Aujourd’hui, s’y ajoute le rêve de devenir „Youtubeur“. On en riait d’abord. Mais de nos jours c’est devenu une vraie possibilité. Réaliser cela fut pour moi une révolution.

Pour „Fever“, le processus artistique est-il soumis aux besoins de la technologie ou l’idée s’impose-t-elle au-delà des éventuelles contraintes d’un média encore jeune?

P.P.: Pour ce travail, il y avait plein d’idées, plein de choses que nous voulions essayer et qui ont pu être rassemblées. En général, on commence avec une idée vague de ce qu’on veut faire et puis, il y a toutes les contraintes techniques qui te dirigent sur un chemin qui va rétrécissant. Quand nos techniciens commencent à peaufiner les choses, il y a un va-et-vient permanent, puisque nous réagissons aux versions qu’ils nous font parvenir. On ne sait pas à quoi ça va aboutir quand on commence notre travail.

K.M.: „Fever“ était aussi une invitation de Paul Di Felice pour le European Month of Photography. Il s’agit de photogrammétries – de photos de mains qu’on a modélisées et implémentées dans le film. Pour la thématique, il s’agit d’une histoire de la fièvre – de la façon dont on éprouve son corps quand on est malade. Quand tu fais des thérapies, tu as une conception très différente de ton corps. Normalement, on voit son corps de l’extérieur. On ne peut jamais vraiment l’observer de l’intérieur. Dans la réalité virtuelle, tu peux essayer de recréer des sensations intérieures.

P.P.: Ce qui change, c’est que tu es plongé dedans. Tu sais qu’il ne s’agit que d’images, mais néanmoins, tu éprouves le réflexe de toucher les choses que tu vois – ce qu’on ne ferait jamais au cinéma.

La réalité virtuelle est-elle une forme possible d’évolution du cinéma ou
un genre à part?

K.M.: J’aimerais que ça reste un genre à part. Ce qui est dommage, c’est qu’on reste tout seul une fois qu’on est plongé dedans. L’idée du partage est importante – en cet instant, en ce moment, on planifie une installation, un parcours avec des éléments en réalité virtuelle et d’autres éléments qui ne sont pas de la réalité virtuelle afin d’essayer d’implémenter cette dimension du partage. Ça s’appellera „My identities expand“. D’ailleurs, au-delà de nos projets en réalité virtuelle, nous restons intéressés par le genre filmique, par le storytelling. En témoigne par exemple „The Living Witness“, un documentaire sur l’antisémitisme (le tournage commencera la semaine prochaine, ndlr.).

P.P.: Pour ce documentaire, on accompagne des jeunes à Auschwitz, on rencontre des survivants des camps. On veut que les jeunes se posent des questions relatives à l’Europe, aux dangers et tendances qui menacent aujourd’hui le vivre ensemble démocratique.

Pourriez-vous évoquer votre projet retenu pour Venise?

P.P.: La College Biennale sélectionne des projets qui n’existent d’abord que sur papier et qu’ils veulent soutenir. On travaille ensuite là-bas pendant – on y était deux fois pour une semaine – avec des tuteurs. Notre projet s’appelle „Sublimation“ et fait appel à la danseuse Yuko Kominawi. La danse représente quelque chose qu’on ne voit pas. La danseuse montre des mouvements qu’on peut danser soi-même et à travers ce mouvement, on modifie l’environnement autour de soi. On visualise ainsi la métaphore de ce que l’art veut pouvoir exprimer.

Toutes ces présences internationales dégagent toujours, dans la façon dont cela est organisé, un air de Nation Branding. N’avez-vous pas peur d’être instrumentalisés?

P.P.: Qu’on soit invité ici (à Cannes) est une façon pour le Film Fund de reconnaître notre travail. On est là pour bosser, on a des rendez-vous. On ne peut pas se passer de telles reconnaissances. L’artiste veut son indépendance – mais si on veut montrer des choses à Cannes, il faut passer par la case du pavillon du Luxembourg.

K.M.: On vit ici l’histoire de Cannes, de gens qui ont traversé ce festival. Mais c’est aussi l’histoire du cinéma luxembourgeois, son évolution, c’est assez bizarre. La réalité virtuelle pourrait tout aussi bien être soutenue par la danse et le théâtre. Mais je suis très content que le Film Fund nous soutienne.