Vivre à Cuba aujourd’hui: face aux restrictions de toutes sortes, le règne de la „débrouille“ et des touristes

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Près de 60 ans après la révolution castriste, où en est Cuba? Comment vit aujourd’hui sa population, à laquelle l’ouverture pratiquée par Barack Obama avait donné des espoirs que la ligne dure suivie par son successeur a vite éteints? Au-delà des changements politiques récemment intervenus à la tête de l’Etat, où Raúl Castro a laissé la présidence à Miguel Diaz Canel tout en conservant la haute main sur le Parti communiste, c’est à ces questions que tente de répondre notre envoyé spécial dans l’île.

De notre envoyé spécial Jean-Michel Bernard, La Havane

„La Révolution cubaine peut se flatter de trois grands succès: l’école pour tous, la santé gratuite, la fierté nationale retrouvée. Elle connaît aussi, malheureusement, trois grands échecs: le petit-déjeuner, le déjeuner, et le dîner.“ C’est une blague que l’on raconte volontiers ici, du moins lorsqu’on se sent suffisamment en confiance pour échapper à la langue de bois officielle; mais sa première phrase reflète bien, à sa façon, le bilan que le régime castriste entend dresser de sa propre action, même si la seconde ne le fait pas sourire.

Car sur le papier, en matière d’éducation populaire et de santé publique, les acquis du castrisme sont plus qu’honorables si l’on se réfère à la situation que le Líder máximo a trouvée en arrivant au pouvoir après avoir renversé une autre dictature, celle de Batista, en 1959. Ce constat est particulièrement patent en ce qui concerne l’accès à l’“éducation pour tous“, à considérer tous ces écoliers et écolières qui se rendent en classe ou en reviennent par groupes nombreux, dans leurs uniformes impeccables. Pour le promeneur qui flâne le long des ruelles anciennes de La Havane, mais aussi de Trinidad, de Camagüey, de Sancti Spiritus ou de Santiago de Cuba, dans l’Est du pays, ces petites écoles à-demi ouvertes, où s’affairent dans une apparente bonne humeur enseignants et élèves, ont quelque chose d’irrésistiblement sympathique.

Le manque de médicaments

Mais en approfondissant sa découverte de la société cubaine, le visiteur en vient à se poser une question iconoclaste: l’éducation populaire, pourquoi? A quelles fins dernières quand un ingénieur, un médecin, un professeur, pour ne même pas parler de professions qui n’ont pas du tout le même sens en dictature qu’en démocratie (un avocat ou un journaliste, par exemple), gagnent beaucoup moins bien leur vie que quiconque travaille au contact des touristes? Quand il vaut mieux conduire une de ces voitures américaines antédiluviennes qui font de merveilleux taxis „vintage“ à l’incontrôlable tarif, que soigner, éduquer, concevoir, construire? Et quand tant d’intellectuels préfèrent, s’ils ont eu la chance d’hériter d’une maison qui s’y prête, où de l’acquérir par leur mariage, pratiquer l’équivalent local du „bed and breakfast“, autrement rémunérateur (malgré, là aussi, de très lourdes ponctions fiscales) que d’exercer le métier pour lequel ils ont été formés?

Le bonheur du savoir pour le savoir, de la culture comme moyen d’intelligence de la vie et d’accès au monde, sont, de même, tout à fait illusoires dans un système où ni la presse, ni l’édition libres n’existent. Les rares librairies ne diffusent, sur leurs rayons à demi vides, que des ouvrages de propagande, ou au moins d’auteurs jugés bien-pensants. Les marchands de journaux ambulants ne proposent inlassablement, outre quelques bandes dessinées très contrôlées pour les plus jeunes, que Granma, le quotidien du Parti communiste (unique), ainsi nommé par référence au yacht sur lequel Castro revint de son exil mexicain en 1956, et Juventud rebelde, celui des … Jeunesses communistes, dont on dira avec modération qu’en politique intérieure au moins, le caractère „rebelle“, malgré son nom, ne saute pas vraiment aux yeux.

Quant à la „santé pour tous“, là aussi un effort de principe important a été accompli avec la gratuité des soins. Cuba forme d’ailleurs une pléthore de médecins envoyés en mission dans des „pays frères“, à commencer par le Venezuela. Mais dans les pharmacies, la pénurie de médicaments est dramatique. Il est très fréquent de s’entendre répondre, après y avoir fait longuement la queue comme pour à peu près tout à Cuba, que le médicament prescrit n’est pas disponible. Vaillamment, le pharmacien tente alors de trouver un équivalent, fractionne lui-même quelques comprimés, bricole une solution …
Au point qu’à côté des petits cadeaux banals que peut apporter le visiteur, qui suscitent un gentil sourire (voire la joie des enfants lorsqu’il s’agit de crayons de couleur), l’offre d’une boîte ou deux d’aspirine ou d’anti-inflammatoires, sans parler de médicaments plus élaborés, est accueillie par l’hôte, y compris lorsqu’il ne compte manifestement pas parmi les plus pauvres des Cubains, avec des transports de gratitude. Et que dire du médecin étranger de passage qui va discrètement donner à un pharmacien de quartier un stock de médicaments, inévitablement modeste pourtant?

Cette pénurie n’est pas réservée à ces produits indispensables, mais particuliers, que sont les médicaments. Le système dans son ensemble en est imprégné, et ne donne aucunement l’impression, à ce stade, de vouloir ou pouvoir l’enrayer. Le salaire cubain moyen, de l’aveu même des autorités, est de 20 à 25 pesos convertibles, les CUC (soit autant de dollars ou euros, tarif officiel, ou 625 pesos non-convertibles) par mois. Il existe en effet deux monnaies nationales, ce qui achève bien entendu de rendre les comparaisons compliquées, et le développement d’une économie réelle impossible. Ce salaire mensuel de 25 euros, c’est le prix d’une nuitée dans une maison particulière. Naturellement, l’administration des finances prélève son dû, ou ce qu’elle estime tel, sur tout gain effectué en dehors du circuit d’Etat.

Des citoyens de seconde zone?

Mais outre ces logeurs, le moindre taxi, le moindre guide, le plus petit vendeur de fruits et légumes à la sauvette, le serveur du restaurant – même d’Etat! – le plus modeste, peut théoriquement gagner dix, vingt, trente fois ce que touche un médecin, un ingénieur électronicien ou un professeur de faculté. Ce qui ne suffit pas à faire de lui un homme ou une femme riche, certes; mais rend particulièrement surréaliste toute référence marxiste à la „société sans classes“: tout se passe comme si, à Cuba, les simples citoyens, ceux qui ne sont ni des touristes étrangers ni ceux qui vivent auprès d’eux et par eux, constituaient en fait une immense „classe inférieure“ de citoyens de seconde zone.

Naturellement, il y a un „effet de ruissellement“, comme disent les économistes libéraux. La (relative) aisance de certains vient stimuler la consommation, du moins là où celle-ci n’est pas bridée par la pénurie, et donc injecter dans l’économie locale, puis nationale, des revenus qui doivent tout à un tourisme encore assez timide, mais qui semble voué à connaître un essor justifié. Dans les centres-villes les plus dynamiques existent des rues commerçantes, voire des ébauches de grands magasins, où l’on peut se procurer tous ces petits luxes que la révolution castriste avait tout d’abord semblé abolir pour toujours.

Encore faut-il en avoir les moyens, lesquels restent pour l’instant hors de portée de l’immense majorité de la classe populaire. Dans telle boutique assez bien fournie de la rue la plus commerçante de Camagüey, par exemple, la moindre petite jupe à la mode, curieusement made in Italy, annonce l’étiquette, coûte un mois et demi de salaire national: 35 CUC. Un réfrigérateur de taille familiale en représente près de trois ans. Mais non loin de là, un restaurant d’Etat au décor et au personnel également sympathiques, bien pourvu en clients ce samedi-là, propose un solide déjeuner pour quelques pesos convertibles par personne, vin local compris …

Le mystère de l’agriculture

A propos d’alimentation, il faut dire que l’agriculture cubaine reste un mystère absolu. On a beau savoir depuis la Révolution russe de 1917 que le travail des champs et le communisme ne font obstinément pas bon ménage, on reste sidéré par le contraste entre la richesse potentielle de cette terre gorgée de soleil mais aussi bien arrosée, et cette pénurie alimentaire qui continue, près de 60 ans après la révolution, de marquer la réalité quotidienne de l’île, laquelle doit importer quelque 80 pour cent de ses denrées alimentaires!

Pénurie qu’illustre notamment la fameuse libreta, ce carnet instauré à l’origine pour contrer les effets du blocus américain et qui permet l’achat à très bas coût, dans les bodegas (les épiceries et autres magasins d’Etat), de quelques denrées alimentaires et autres de première nécessité, de moins en moins nombreuses (on vient même d’en retirer des objets aussi luxueux que les pommes de terre, les pois chiches, le savon, le dentifrice!). Ces restrictions évoquent beaucoup plus, pour les Européens, les tristement célèbres tickets de rationnement de la Seconde Guerre mondiale que la fameuse „prise au tas“ jadis vantée par Lénine … Et tout comme les restrictions de l’Occupation, ce système a suscité la naissance puis l’expansion d’un phénoménal marché noir, sans lequel la survie de beaucoup serait problématique.

Il y a pourtant à Cuba toutes les prairies que l’on peut rêver – mais bien peu de vaches; des terres à blé, à maïs ou autres cultures, mais, en dehors de la canne à sucre, certes précieuse, beaucoup plus de friches que de champs. Ceux qui échappent le mieux aux méfaits alimentaires du système sont les petits paysans, voire les citadins dotés d’une arrière-cour, qui peuvent y élever quelques lapins, quelques poules (on a parfois, en pleine rue de La Havane, la surprise d’entendre chanter un coq d’un balcon aménagé en poulailler!). Ou encore les pêcheurs qui arrivent à dissimuler un beau poisson et surtout une ou deux langoustes dont les loueurs privés régaleront, après en avoir largement multiplié le prix, leurs hôtes payants …

Les Cubains „s’arrangent“

Là aussi, où comme ailleurs le régime prétend tout contrôler, la débrouille est reine – heureusement! Car une des choses les plus étonnantes de l’existence des Cubains d’aujourd’hui – étonnante, en tout cas, s’agissant d’un des tout derniers régimes socialistes“ purs et durs“ – est le degré de débrouillardise individuelle, de „chacun pour soi“ souvent fort ingénieux, que suppose la vie quotidienne dans un tel système, pourtant collectiviste jusqu’à l’obsession. Mais au total, entre l’aide même de plus en plus chiche de la libreta gouvernementale et les trocs de toutes sortes, les Cubains „s’arrangent“. Et si certains grognent encore, d’autres s’en sont accommodés depuis longtemps …

Rencontre de hasard, par exemple, dans une ruelle de Camagüey, la troisième ville du pays, près d’une église où cohabitent d’ailleurs, devant une sculpture d’inspiration très catholique, le drapeau de la révolution communiste et celui … du Vatican. Ce militant chrétien très âgé, mais virulent, donne du seuil de sa porte quelques explications historiques, et critique au passage l’évolution de l’Eglise de Rome, dont il juge sévèrement le nouveau chef, le pape François, trop moderniste à ses yeux. Deux maisons plus loin, assis sur le trottoir, un voisin, à qui la scène n’a pas échappé, s’agace: „Ce vieux ronchon! Il critique tout le temps la révolution, mais il mange gratis …“

Il y a aussi l’élégance, ou en tout cas la recherche d’élégance, des femmes cubaines de tous âges, des petites filles aux plus vieilles dames. Pour les adolescentes (et adolescents, d’ailleurs), le tee-shirt d’inspiration „états-unienne“ ne fait pas peur, avec parfois des dessins et slogans qui n’auraient sans doute pas été tolérés il y a encore quelques années, comme cette bannière étoilée avec ces mots en anglais: „Vivre libre!“ Même remarque pour cette vieille voiture américaine rencontrée dans une rue de Santiago et portant sur sa lunette arrière une grosse inscription qui se passe de traduction: „I love USA“ …

Petits signes avant-coureurs d’une évolution politique? Il est encore bien tôt pour le dire, d’autant plus que l’élection de Donald Trump a porté un rude coup aux espoirs qu’avait fait naître dans la population, s’agissant notamment du blocus, l’évolution lancée par Barack Obama avec l’accord américano-cubain de 2014 puis sa visite historique en 2016. Et pour l’instant, le discours officiel, les slogans et les innombrables références affichées à Fidel Castro et à Ernesto Guevara reflètent une obsession: celle de „défendre la révolution“ – variante: „la patrie du socialisme“ – en associant d’ailleurs ledit socialisme à un patriotisme qui a incontestablement des racines populaires.

Ces appels à la vigilance patriotique et socialiste ont évidemment eu leur justification dans les débuts difficiles du nouveau régime: le souvenir de la tentative de débarquement, techniquement et politiquement stupide, de quelque 800 militants anti-castristes à la Baie des Cochons en 1961, avec la bénédiction des Etats-Unis de Kennedy qui fit là sa première vraie faute, suffirait à le prouver. Tout comme les combats qui se poursuivirent, après la prise du pouvoir de Castro et même durant plusieurs années, dans la région montagneuse de l’Escambray, où un musée évoque toujours ces affrontements entre les „bandits contre-révolutionnaires“ et les forces du nouveau régime.

„L’ancien monde“ – et quel „nouveau“?

Mais aujourd’hui? Quelle puissance étrangère, même depuis que Moscou s’est retiré du jeu caraïbe après la chute du communisme en Europe, songerait de nouveau à envahir Cuba? Les quelque deux millions d’émigrés qui ont fui par vagues successives ont fait souche en Floride et ailleurs, et les opposants de l’intérieur sont totalement muselés.

Pourquoi, alors, ces omniprésents Comités de défense de la révolution (CDR) qui quadrillent les cités les quartiers et même les campagnes, et la persistance, dans la propagande officielle, de termes à connotation guerrière puisqu’il y est toujours question de „lutte“, d’“ennemi“, de „mobilisation“, et cela „jusqu’à la victoire toujours“, bien sûr …
On ne peut aussi manquer de remarquer, en se promenant dans le Cuba d’aujourd’hui, combien la figure de Che Guevara reste omniprésente, et surtout incontestée. Il n’est ainsi jamais question, même avec le recul de l’histoire, du rôle terrible, désormais notoire … sauf à Cuba, qu’il joua personnellement dans la répression des opposants durant les premiers temps du nouveau régime. Mais c’est encore et toujours le portrait de Fidel Castro – son frère Raúl n’ayant fait à la tête de l’Etat qu’un passage plus bref et moins personnalisé – qui reste omniprésent sur les murs de toutes les villes, tandis que les musées consacrés à la révolution exposent pieusement des photos de lui en Líder máximo ou plus jeune, des textes de sa main, des objets lui ayant appartenu. On peut même voir son berceau dans la belle propriété de ses parents à Biran, à quelque distance de Santiago, où le guide local qui fait visiter, en en montrant la salle de bains, aura, sourire en coin, cette formule (nostalgique?): „C’était l’ancien monde …“

A Cuba semble en tout cas s’être installée au fil des décennies une forme de résignation et de passivité qui fait de l’ensemble du service public une sorte d’immense machine vouée à tourner au ralenti, quand elle n’est pas en panne (Roto, „cassé“, est un adjectif que même les non-hispanophones connaissent vite). Une situation qui contraste avec le dynamisme ancien des Cubains, leur sens de la fête, leur musique, et qui n’est pas venue à bout de leur joie de vivre – mais qui laisse craindre qu’un nouveau „nouveau monde“ ne soit pas encore à l’ordre du jour.