Plus vite, plus fort mais pas toujours à la hauteur

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Le sport s’invite dans les romans de la rentrée littéraire. Des tennismen incapables de vaincre leurs problèmes personnels ou familiaux côtoient des marathoniens et des handicapés pour qui le dépassement de soi est un enjeu capital.

De William Irigoyen, journaliste et critique littéraire

Le sport „c’est la guerre, les fusils en moins“ disait l’écrivain britannique George Orwell. L’auteur de 1984 pensait même qu’il était l’expression d’une „jalousie haineuse, de plaisir sadique et de violence“. La réalité oblige à reconnaître que si l’activité physique, pratiquée à haut niveau ou en amateur, se conçoit comme un dépassement de soi, elle comporte aussi sa part d’affrontement, de rivalité, et parfois même de haine – il suffit de s’être un jour rendu dans l’enceinte d’un stade pour en prendre pleinement conscience.

Sport et violence

Brice Matthieussent montre à quel point la violence peut gagner l’esprit d’un sportif, en l’occurrence une ancienne gloire des courts. Joueur de tennis professionnel, Chris Piriac est un homme qui tombe. Pas seulement dans les profondeurs du classement mais aussi dans celles de sa propre existence.

Cette lente dégringolade s’explique par un usage immodéré d’alcool et de drogues. Mais aussi par la présence d’un père violent qui, avec son absence totale de recul sur soi, se pose en démiurge, seul être sur terre capable de hisser son rejeton au sommet de l’olympe tennistique.

„Longtemps, il s’est ainsi pavané de stade en stade, provocateur et imbu de lui-même, défiant quiconque de lui contester sa respectabilité nouvelle, comme si elle était due à ses seuls mérites et non à mes performances“, écrit Piriac à propos de cet encombrant géniteur dont il finit bientôt par se séparer. C’est la première d’une longue liste de ruptures. Chris se tourne alors vers une équipe de professionnels pour tenter de donner un coup d’accélérateur à sa carrière: il engage un préparateur physique bulgare, un masseur-kinésithérapeute-ostéopathe japonais et un tacticien est-allemand.

Rien n’y fait, le joueur ne décolle pas. Au contraire, plus le temps passe, plus il tombe de Charybde en Scylla: „J’étais devenu un artifice, une simple copie de mon image médiatique, une sorte de zombie plein de complaisance envers les maîtres qui l’avaient façonné. Moi aussi j’étais trafiqué. Aucun chirurgien n’avait modifié mon corps, mais il me semblait avoir perdu mon ombre.“

A Indian Wells, Piriac décroche un record mondial, celui du match le plus court joué en tournoi: il se fait corriger en vingt-sept minutes et deux sets 6-0 / 6-1 par un „terne bûcheron scandinave“.

Opposé lors d’une autre rencontre à un joueur prénommé Tonio, il bascule alors dans la violence: „Je lui ai assené un grand coup de raquette en pleine face, qui lui a brisé la pommette et la mâchoire. Le sang a jailli.“ Le lecteur assiste à la mutation de Chris en funeste créature. Mais gare au retour de bâton: les agressés d’un jour sont parfois les agresseurs du lendemain. Ils excellent alors dans l’art de rendre coup pour coup. Et quand tout semble s’apaiser enfin dans la vie du joueur, le destin vient à nouveau frapper fort, très fort.

Adversités

Paul Essinger, personnage sorti tout droit de l’imagination de l’écrivain américain Benjamin Markovits, est lui aussi un joueur de tennis professionnel. Pas vraiment sur le déclin, pas vraiment à la hauteur de ses ambitions non plus: „A l’âge de vingt ans, alors qu’il jouait en amateur, il avait atteint le troisième tour; après quoi, il avait abandonné Stanford pour passer pro – il désirait se consacrer au tennis. L’année suivante, il perdit en quarts de finale; son classement se maintint brièvement autour de la vingtième place.“ Que faire lorsque les résultats ne sont plus là? Arrêter?

Cette question hante Paul. A la veille d’un match à New York, sa ville, dans le cadre de l’US Open, tournoi pour lequel il a réussi à se qualifier, sa famille lui rend visite le temps d’un week-end. Cette tradition pèse de plus en plus sur les épaules du joueur de tennis. D’abord parce qu’il lui faut trouver de quoi loger, son père, sa mère, son frère, ses sœurs et leurs enfants. Ensuite, parce que le professionnel des courts vit une relation compliquée avec sa compagne. Dana ne supporte plus en effet son égoïsme.

Celui-ci dissimule un malaise profond. Car Paul s’interroge aussi sur les raisons pour lesquelles il s’est engagé dans la voie sportive quand les autres membres de sa famille prenaient d’autres chemins: par satisfaction personnelle? Pour faire plaisir à quelqu’un d’autre? Le tennisman le laisse volontiers entendre: „Ce qui me déprime, c’est d’être bien meilleur en tennis qu’en n’importe quoi d’autre. Vraiment, bien bien meilleur – ce n’est même pas comparable. Et d’après tout un ensemble de critères parfaitement raisonnables, je ne suis pas si bon que ça en tennis.“

Markovits explore les non-dits, scrute les secrets, sonde les rancœurs de ses personnages: Paul, gamin privé d’enfance insouciante, rêve désormais d’„en faire le moins possible“; Liesel, sa mère, aspire à fuir ce Texas qu’elle ne supporte plus pour venir s’installer à New York; Jean, une des ses sœurs, fait semblant de croire à la relation cachée qu’elle entretient avec un Danois marié. Et dès qu’ils se retrouvent en tête-à-tête, les membres de la famille Essinger se muent en adversaires: „Ça ressemble à un match de catch auquel aucun des deux combattants ne pourra jamais renoncer.“

Courir pieds nus

Renoncer? Un verbe qui n’appartient pas au vocabulaire d’Abebe Bikila auquel Sylvain Coher a décidé de rendre hommage. Les historiens du sport se souviendront sans aucun doute que cet Ethiopien a remporté l’épreuve du marathon aux Jeux olympiques de Rome de 1960, soit vingt-quatre ans après la prise d’Addis-Abeba par Mussolini qui entendait combattre „le fléau noir“. Une performance athlétique d’autant plus symbolique qu’elle a été réalisée par un homme dont la spécificité, ce jour-là, fut de courir … pieds nus. Simple volonté de se distinguer, comme certains l’ont d’abord prétendu? Assurément non, à „entendre“ la justification faite dans le roman par le coureur lui-même: „J’ai simplement décidé de retirer mes chaussures parce que j’étais presque certain de mieux courir pieds nus – et non pas pour montrer au monde entier qu’un Africain n’a besoin de rien pour vaincre, comme on me le fera probablement dire plus tard. Pas d’ampoules sans chaussures, la corne de mes pieds connaît déjà toutes les routes et tous les chemins.“

Chaque chapitre correspond à un kilométrage de la course et donne lieu à un monologue intérieur dans lequel l’athlète évoque tour à tour son entraîneur, Onni Niksanen – „Le major suédois s’occupe des cadets à l’école militaire d’Addis-Abeba – il est en charge de l’appréciation du matériel humain“ –, sa femme, Yewebdar – „Ce mariage organisé à la hâte par ma mère il y a six mois pour m’éloigner des Jeux sera bientôt célébré par ma victoire et je cours aussi pour conquérir l’amour de Yewebdar“ –, le dernier empereur d’Ethiopie Haïlé Sélassié alias le Négus ou des concurrents de renom.

Car pour franchir le premier la ligne d’arrivée, Abebe Bikila doit se montrer plus rapide que des légendes de l’athlétisme comme Emil Zátopek, surnommé tantôt „la Locomotive“ tantôt „le Tchèque Bondissant“.

Ce roman montre que la victoire d’un Africain témoigne d’un changement d’époque. A cette date en effet, le continent noir est en pleine décolonisation: „Juste pour le mois dernier c’est le Gabon et le Congo, la République centrafricaine et le Tchad, la Côte d’Ivoire, le Burkina Faso, le Niger et le Bénin qui ont gagné leur indépendance.“

Revenir à la vie

Huit jours après la victoire d’Abebe Bikila débutaient, toujours à Rome, les premiers Jeux paralympiques de l’Histoire. Un événement dont se serait sans doute complètement désintéressé François Sandre, personnage inventé par Valentine Goby, s’il ne s’était pas retrouvé amputé des deux bras. La raison? Un mystérieux accident survenu dans une localité perdue, au fin fond des Ardennes. La vie du jeune homme ne tient plus qu’à un fil. Son corps présente de nombreuses brûlures. Les fractures sont multiples, les reins et le cœur atteints.

Ce livre est l’histoire d’un long travail pour revenir à la vie. Il narre aussi les efforts accomplis par François, sa sœur et ses parents – qui travaillent dans un atelier de couture – pour parvenir à domestiquer ce corps nouveau et le regarder à nouveau en face: „C’est un mannequin Stockman pareil au buste de la boutique, les quatre en papier mâché recouvert de lin sur pied de bois qu’elle habille et déshabille tous les jours. Un Stockman au gabarit de François.“ Seul le temps rend possible l’acceptation de soi. A sa sortie de l’hôpital, François traverse le chemin d’une considérable galerie de personnages: une aide personnalisée; le responsable d’un centre d’appareillage situé à Paris – le seul en France à l’époque –, ainsi qu’un garçon de quatorze ans, amputé comme lui des deux bras, et un brin provocateur. Mais le lecteur assiste aussi, en toile de fond, à l’émergence au niveau international du handisport, celui-ci étant jusque-là pratiqué dans de rares pays comme l’Allemagne ou encore l’Angleterre.

Valentine Goby le rappelle: „A l’été 1960, les Jeux de Stoke n’auront pas lieu à Stoke mais à Rome dans la foulée des Jeux Olympiques. On entend même parler des ‚Jeux Olympiques des handicapés‘. Il y en a que le mot olympique fait pouffer, folie des grandeurs! Les rares médias qui relaieront l’événement, quelques secondes volée à l’actualité majeure, verront de valeureux infirmes.“ C’est donc un moment de bascule que l’auteure met en lumière: celui où le monde prend conscience que le handicap aussi peut être vecteur de performances athlétiques.

De ces lectures naissent plusieurs réflexions. A qui en douterait encore, le sport est un excellent motif littéraire dès lors que la psychologie de celui ou celle qui le pratique est décrite dans toute son ambivalence et sa complexité. Il permet de revenir sur des événements planétaires ayant très souvent une haute portée politique. Mais surtout, il donne à voir les différentes étapes du dépassement de soi. Il ne saurait donc se résumer à cette seule „guerre avec les fusils en moins“. George Orwell, là-dessus, n’avait donc pas raison.

Faut-il rappeler que les hommes de lettres ne sont pas des surhumains. Il leur arrive aussi de se tromper. Comme d’autres, ils ont leurs propres moments d’égarement. De défaillances aussi.