L’histoire du temps présent: Une question de principe ou bien une question d’opportunité politique?

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Le 8 mai 1919, l’Assemblée constituante vota l’instauration du suffrage universel au Luxembourg, accordant le droit de vote à tous les citoyens majeurs, tant aux citoyens de sexe masculin qu’aux citoyennes de sexe féminin. Comparé aux Etats voisins, le Luxembourg était demeuré jusqu’alors le seul Etat, dont le régime parlementaire se trouvait encore établi selon le suffrage censitaire.

De Jacques Maas

Rappelons que par régime électoral censitaire, il convient d’entendre un mode électoral suivant lequel le droit de vote est réservé aux seuls citoyens qui acquittent un impôt direct dont le montant total dépasse un seuil fixé par la constitution et appelé cens électoral. D’après la constitution luxembourgeoise de 1868 en vigueur jusqu’à sa révision en 1919, le cens électoral devait être compris dans une fourchette allant d’un minimum de dix francs à un maximum de trente francs. En liant ainsi l’exercice du droit de vote à la propriété et à la fortune imposable, le régime censitaire écartait les masses populaires de la vie politique. Même après que la Chambre des députés eut décidé en 1901 d’abaisser le cens électoral au minimum constitutionnel de dix francs, les deux tiers de la population masculine d’âge électoral demeuraient encore exclus du droit de vote.

La fin de la guerre mondiale en 1918 fit que la question de l’instauration du suffrage universel revint aussitôt au devant de l’actualité politique luxembourgeoise. En effet, même s’il y a lieu de constater que l’évolution du régime électoral au Luxembourg était en retard sur celui de bien d’autres Etats européens, il n’en demeure pas moins que la question du suffrage universel ne survint pas à l’improviste au lendemain de l’Armistice et que les débats politiques à ce propos ont une longue histoire, passionnante à plus d’un titre. Peu s’en est fallu que le suffrage universel eût été introduit dès l’époque d’avant-guerre, en 1912-1913, et si nous remontons plus loin dans l’histoire, nous pouvons constater que son instauration était revendiquée dès l’année révolutionnaire de 1848.

Situation révolutionnaire

En 1918-1919, l’impulsion décisive résulte de la situation révolutionnaire qui survint au lendemain de l’Armistice et de la réponse politique que le ministre d’Etat Emile Reuter, chef de file de la droite cléricale, donna aux revendications émises par le conseil ouvrier et les manifestations populaires de Luxembourg-ville, les 12 et 13 novembre 1918. Les manifestants avaient non seulement revendiqué l’abdication de la dynastie régnante et la réalisation de toute une série de réformes sociales, ils avaient encore réclamé l’instauration immédiate du suffrage universel. Afin de parer à la revendication visant l’abdication de la dynastie, Reuter en vint à annoncer à la Chambre des députés, le 12 novembre, l’organisation d’une consultation populaire au sujet du régime politique futur du pays. Fort habilement le ministre d’Etat relia alors le dénouement de la question dynastique à l’introduction du suffrage universel que la gauche socialiste ne cessait de réclamer avec insistance.

L’argumentation produite par le chef du gouvernement devant les députés, est la suivante: „Messieurs, du moment que la question du sort futur du peuple et du pays luxembourgeois doit se poser dans les termes dans lesquels cette question a été posée dans les derniers jours au cours des réunions populaires, il faut que cette question du bien de la population soit soumise au tribunal compétent, au seul tribunal compétent, c’est-à-dire le peuple luxembourgeois, à tous les citoyens du pays sans exception aucune.“ Le lendemain, 13 novembre, Reuter franchit un pas supplémentaire en arguant que les résolutions adoptées par une manifestation populaire à Luxembourg-ville ne peuvent valoir consentement de l’ensemble du peuple, pas plus que la Chambre des députés élue au suffrage censitaire ne saurait prétendre à la représentation politique de tous les citoyens. A son avis, il conviendrait de compter encore les citoyennes parmi les citoyens majeurs du pays. Et Reuter de proposer aux députés d’englober „même les femmes“ dans la consultation populaire par voie de référendum. Voilà un premier pas franchi sur la voie de l’attribution du droit de vote aux femmes.

La désapprobation du parti libéral

C’est précisément à ces déclarations du ministre d’Etat que le leader du parti libéral, le député Robert Brasseur, se référera instamment deux mois plus tard, à l’occasion des débats de l’Assemblée constituante sur l’instauration du suffrage universel, pour marquer la désapprobation du parti libéral à propos de l’attribution immédiate du droit de vote aux femmes. Le 28 janvier 1919, R. Brasseur déclare à la tribune de la Chambre que les libéraux ne voyaient pas d’objection majeure à inscrire le droit de vote des femmes dans la constitution, qu’ils avaient cependant présumé que la transposition de cette faculté ne se ferait qu’au terme d’une période transitoire de six, huit ou dix ans, pendant laquelle toutes les implications de la question auraient pu être étudiées et les intéressées, de même que la société dans son ensemble, auraient pu être préparées à l’instauration de ce droit. Le fait que le ministre d’Etat Reuter ait d’emblée lié l’organisation du référendum à la question du suffrage féminin, aurait brusqué les travaux de la commission parlementaire en charge de la révision constitutionnelle. Et le député libéral de conclure: „Je dois vous dire que cette hâte fébrile avec laquelle on a cherché en ce moment déjà à faire appel au suffrage féminin, nous a choqués et ne nous dit rien qui vaille.“

Quelle signification cette déclaration toute empreinte de méfiance à l’égard du parti de la droite, revêt-elle? Comment interpréter l’attitude de désapprobation du parti libéral à l’encontre de l’introduction du suffrage universel pour hommes et femmes, le 8 mai 1919? Pour bien comprendre l’attitude des libéraux, il convient de se reporter à la période d’avant la guerre mondiale et plus particulièrement à l’époque des intenses luttes politiques des années 1908-1914 entre le Bloc des gauches, formé par les sociaux-démocrates et les libéraux, d’un côté, et le parti de la droite cléricale de l’autre. Le Bloc des gauches qui disposait depuis 1908 de la majorité parlementaire, s’était donné comme objectifs politiques majeurs la modernisation des structures politiques et sociales du pays, de même que la laïcisation de la société et de l’Etat dans le but de contrer la cléricalisation menée à l’initiative de l’évêché marqué par l’antimodernisme intransigeant de l’Eglise catholique romaine.

Modernisation politique et sociale

Les hommes politiques du Bloc comptaient engager la modernisation politique et sociale en procédant à l’introduction du suffrage universel masculin, une revendication historique du groupe social-démocrate à la Chambre, et en visant à réformer l’école fondamentale. Ces deux objectifs programmatiques se trouvaient d’ailleurs liés entre eux, puisque les partisans de la réforme scolaire plaidaient pour un allongement de l’obligation scolaire d’une année dans le but d’élever le niveau d’éducation générale de la population et de mieux pouvoir préparer les futurs électeurs à l’exercice des droits politiques qui leur seraient attribués.

Cependant, la réforme scolaire de 1912 visait aussi la laïcisation de l’école publique, et par là-même la libération de l’instituteur de la tutelle statutaire et idéologique du clergé. Pour l’évêque de Luxembourg, Mgr Koppes, le projet de loi scolaire du Bloc des gauches était inacceptable et il s’y opposa avec véhémence en condamnant par voie de mandement épiscopal lu en chaire dans toutes les églises du pays, une loi instituant prétendument „l’école irréligieuse“. La lutte scolaire de 1912 opposant l’évêché et le parti clérical aux forces politiques du Bloc des gauches fut d’une rare violence idéologique et politique et elle finit par gagner toute la société luxembourgeoise en créant un climat politique exacerbé, qualifié de dreyfusien par d’aucuns. L’affrontement acharné à propos de la mainmise idéologique sur l’enseignement public provoqua encore une lutte pour le contrôle de l’opinion publique. En janvier 1913, l’évêque de Luxembourg décréta l’interdiction de lire la presse de gauche sous peine d’excommunication. Les leaders du Bloc des gauches finirent par se rendre à l’évidence que des régions entières, notamment dans les campagnes, se trouvaient plus ou moins hermétiquement fermées à toute pénétration de l’information non contrôlée par l’autorité cléricale.

„Ein Begräbnis erster Klasse“

Jusqu’à l’été 1912, le Bloc des gauches avait été résolument décidé à introduire le suffrage universel. Cependant, sous l’effet des campagnes de presse du camp clérical, le Bloc des gauches ne voyait que peu de chances de pouvoir défendre sa majorité parlementaire à l’occasion de la tenue de nouvelles élections législatives. Suivant les dispositions de la constitution de 1868, l’organisation de telles élections se serait pourtant avérée indispensable en cas de révision constitutionnelle. Le 12 juillet 1912, le député social-démocrate Michel Welter, un des leaders du Bloc, déposa une motion à la Chambre en vue de l’instauration d’une commission parlementaire chargée d’étudier l’envergure et la portée de la réforme constitutionnelle envisagée. „Ein Begräbnis erster Klasse“, tel fut le commentaire du Luxemburger Wort. Redoutant la défaite électorale, le Bloc des gauches renonçait à la dissolution du parlement et ne put donc procéder à l’introduction du suffrage universel avant 1914.

Après-guerre, à l’occasion des débats de la Constituante à propos du suffrage universel au début de 1919, les députés libéraux vont se référer maintes fois à la constellation politique des années 1910-1914, pour motiver leur refus de l’instauration à bref délai du suffrage féminin. A leurs yeux, l’emprise écrasante du camp clérical et de sa presse sur l’opinion publique fait que l’accès à la diversité de l’information demeure verrouillé et que la liberté d’opinion ne peut que difficilement se manifester. La manipulation de l’opinion publique par la presse cléricale à propos de la question dynastique serait très révélatrice à cet égard. Aussi le libéral Gaston Diderich reproche-t-il à l’évêché le maintien de l’interdiction faite aux catholiques de lire la presse libérale. Le député Emile Mark clame à l’adresse des cléricaux: „Permettez au peuple de lire ce qu’il veut!“ Selon les libéraux, les déficits constatés sur le plan des libertés d’information et d’opinion affecteraient tout particulièrement la formation de l’opinion politique du sexe féminin.

Manipulation de l’opinion publique

Celle-ci se ferait au confessionnal sous l’emprise du clergé. Donner le droit de vote aux femmes signifierait „qu’elles voteront comme leur confesseur le leur dira“, tel est l’avis du député libéral Edouard Hemmer. En un mot, aux yeux des libéraux l’introduction du suffrage universel comportant l’attribution du droit de vote aux femmes, n’est pas opportun en 1919. Et du côté du parti libéral, on soupçonne les cléricaux d’être précisément favorables au droit de vote des femmes pour des raisons d’opportunité politique, afin de sauver la dynastie et de renforcer leur propre pouvoir politique.

Considérant plus généralement l’attitude politique par rapport à la question du suffrage universel au début du XXe siècle, il y a lieu de distinguer l’attitude de principe qui se réfère aux droits naturels, égaux et inaliénables de l’homme et de la femme, du modèle de représentation patriarcal qui permet d’attribuer la représentation politique de la femme au mari et/ou chef de famille. Alors que le parti socialiste a adopté au plus tard en 1917 l’attitude de principe en faveur du suffrage universel, et vote de ce fait le 8 mai 1919 pour l’attribution du droit de vote aux hommes et aux femmes, le parti libéral reste marqué par le modèle patriarcal hérité du XIXe siècle, et il vote pour des motifs d’opportunité politique contre l’instauration du suffrage universel.