Le retour du réel

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Depuis l’avalanche de prix littéraires de la fin 2017, la littérature – française, surtout, mais aussi anglophone et germanophone – telle qu’elle a été couronnée récemment s’illustre avant tout par le retour d’un réel – historique, actuel, autobiographique – qui semble prendre la place accordée souvent en fiction à l’imaginaire. Alors, signe que cet imaginaire s’essouffle, signal d’alarme – le réel de nos jours est traumatisant, il faut en parler –, ou encore un choix paresseux ou injuste de la part des jurys, qui passe sous silence tout un pan de la littérature embrassant d’autres formes? Brassant large, cette série hebdomadaire analysera à la fois les prix de la fin de l’année tout comme les publications plus récentes de la rentrée de janvier pour trouver des éléments de réponse à la question.

L’idée pour cette série d’articles me fut soufflée par trois passionnés de littérature, que je remercie ici et qui, deux ou trois fois par ans, débattent de la littérature en la décortiquant sous des angles thématiques variés. Le 7 décembre dernier eut ainsi lieu la septième édition du Literatur-Labo, organisé par la radio 100,7 et animé par Nathalie Bender, Valerija Berdi et Ian De Toffoli. L’on y faisait une sorte de bilan annuel, parlant des prix littéraires décernés au cours de l’année (et, surtout, à sa fin, les prix littéraires suivant toujours, en France tout du moins, la déferlante de publications de la rentrée littéraire et précédant la période de Noël, de tels prix ayant toujours constitué de pratiques cadeaux).

Si le débat fut ponctué de remarques pertinentes, je ne fus évidemment pas d’accord avec la plupart des choses qu’on y proféra sur Kazuo Ishiguro, que Valerija Berdi trouvait trop émotionnel alors qu’il s’agit au contraire du plus stoïque des auteurs, qui donne au „british understatement“ de nouvelles lettres de noblesse et qui, au vu de ces expérimentations avant-gardistes discrètes auxquelles il se livre au fil de ses romans. Je découvris cependant avec plaisir des livres que je n’avais pas encore lus. Manquait cependant une réflexion plus profonde, plus méthodologique peut-être, sur les tendances actuelles de la littérature contemporaine dont les prix littéraires décernés dessinent les contours – un écueil qui était peut-être dû au fait que les livres dont on avait débattu – et c’est là tout à fait normal – correspondaient à un choix de lecture personnel fait par les différents intervenants.

Par conséquent néanmoins, certaines publications couronnées de prix importants avaient manqué à l’appel – pas un mot, par exemple, sur „Lincoln in the Bardo“ de George Saunders, à qui on décerna quand même le Man Booker Prize et qui, par ailleurs, on y reviendra, est une œuvre audacieuse et drôle. De même, le prix Femina (pour „La serpe“ de Philippe Jaenada) et le prix Décembre (pour le plus qu’imposant Livre 1 du „Dossier M“ de Grégoire Bouillier, qui fait 873 pages à lui seul, dont le Livre 2 vient de sortir et que je prendrai sur moi pour lire pour vous) ne furent pas mentionnés. Plutôt que de voir ceci sous l’angle d’une quelconque défaillance méthodologique de la part du labo, considérons plutôt cette série comme un complément, un prolongement de sa récente édition.

Au cours de ce dossier, il s’agira d’analyser les trois grands „retours“ que l’on peut observer dans la littérature contemporaine, retours que l’on peut résumer, pour la plupart du temps, par un retour du réel – sous sa forme historique, actuelle ou autobiographique – qui, s’il trahit un souci et même la nécessité de s’occuper de la dérive du monde, risque néanmoins de réduire la part d’imaginaire qui fait le charme de la fiction. La question centrale étant de savoir si le réel ne finira pas par asphyxier la fiction, à la surinvestir et à lui imposer ses lois là où l’un des droits fondamentaux de la fiction est pourtant de pouvoir s’en foutre, des lois du réel.


Le retour de l’histoire

On a déjà fait l’observation, le roman historique semble refaire son entrée dans la littérature contemporaine – au point que, si devoir de mémoire il y a, évidemment et qu’il faut féliciter tout auteur d’apporter sa pierre à cet édifice-là, une certaine impression de déjà lu s’est fait sentir quand on a appris que „L’ordre du jour“ d’Eric Vuillard, qui évoque le début de la Deuxième Guerre mondiale et notamment les pactes conclus entre Hitler(*) et les grands industriels allemands, avait eu le Goncourt et que „La disparition de Josef Mengele“ d’Olivier Guez s’était vu décerner le prix Renaudot.

La chose est problématique dans le sens où, quand l’entreprise littéraire ne renouvelle pas l’angle d’approche – ce que Vuillard fait mais que Le Guez ne fait pas vraiment –, l’on peut vite en arriver à penser que l’exploitation de tels sujets est de la gloire et du pactole faciles là où, par exemple, d’autres traumatismes ne sont quasiment jamais narrés ni couronnés.

Thomas Pynchon, dans „V“ ou „Gravity’s Rainbow“, évoquait par exemple le massacre, en Namibie (une colonie allemande à l’époque), des Héréros, le cruel Lothar von Trotha préfigurant déjà ce que les nazis allaient perpétuer par la suite. Quand un écrivain médiocre comme David Foenkinos s’en prend lui aussi à la Deuxième Guerre mondiale et aux camps de concentration comme dans „Charlotte“, ça sent l’exploitation d’une destinée tragique à des fins mercantiles – Foenkinos n’a pas la délicatesse nécessaire pour s’emparer d’un tel sujet.

Ce retour de l’histoire donne par ailleurs lieu à des débats importants sur les contours et les frontières de la fiction: quand un roman comme „La disparition de Josef Mengele“, qui s’appuie presque intégralement sur des documents et de la recherche et qui est écrit dans un style tout à fait limpide et peu „littéraire“ (plus journalistique que littéraire, en effet), où est-il, en fin de compte, le romanesque? Où se terre l’élément fictionnel? Faut-il de la fiction à un roman pour qu’on puisse le qualifier de roman? Chez Guez, le romanesque se situe tout entier dans ces moments où l’auteur, extrapolant à partir de la vérité historique, se met dans la peau de Mengele et nous transmet ses pensées, qu’il ne peut vraisemblablement connaître. Ici, la fiction devient un simple outil au service de la recherche historique.

A l’opposé d’une telle approche, „Lincoln in the Bardo“ de George Saunders s’inscrit dans une approche plus postmoderne, son titre indiquant d’ores et déjà l’emmêlement de l’histoire (Lincoln) et de l’irréel (le bardo étant le royaume des morts où, dans le bouddhisme, le décédé passe 49 jours avant de connaître ou bien les affres de la réincarnation ou alors les joies du nirvana). Le roman, mêlant extraits de documents historiques et la plainte des voix polyphones des décédés que le jeune Willie Lincoln rencontre, brasse les sujets historiques comme la guerre civile et le racisme tout comme il questionne de façon poignante le vide que laisse la mort de l’être aimé.

Entre ces deux extrêmes – le jeu ontologique mêlant le royaume des morts (fictionnels) et des vivants (historicisés) et le roman qui suit le réel à la lettre, les romans historiques contemporains questionnent peut-être avant tout le droit de la fiction – jusqu’où peut-elle aller, où sont ses frontières et quand est-ce que ça n’est plus de la fiction romanesque? – et ses pouvoirs – nous verrons que, chez Ishiguro, la fiction devient une machine puissante d’exploration de l’histoire et de ses traumatismes.


Le retour de l’actualité

Au-delà du retour de l’histoire, l’on assiste aussi au retour de l’actualité avec une littérature que l’on pourrait être tenté de qualifier de „littérature de journaliste“ (ce qui n’est pas a priori péjoratif) avec, tout d’abord, „La serpe“ de Philippe Jaenada (prix Femina) qui, dans la veine des grands récits d’investigation, genre „In Cold Blood“ de Truman Capote, s’intéresse à une affaire aussi passionnante qu’atroce: l’écrivain Georges Arnaud, auteur du „Salaire de la peur“, avant de devenir un écrivain connu, fut impliqué dans une affaire de meurtre au bout de laquelle l’on retrouva, dans le château familial, les cadavres de son père, de sa tante et de la bonne.

Or, comme dans les romans policiers de John Dickson Carr ou du Français Paul Halter, ou encore comme dans le „Mystère de la chambre jaune“ de Gaston Leroux, le château fut retrouvé toutes portes fermées, désignant de façon presque évidente comme coupable l’unique survivant – donc Georges Arnaud, qu’à l’époque on appela encore par son vrai nom, Henri Girard. Ce dernier sera incarcéré mais son avocat, un ami du père, réussira à l’innocenter, ce qui n’empêchera pas toutefois le monde entier de le croire coupable. Girard, après avoir dilapidé son héritage (important) en un rien de temps, s’exile au Venezuela et en revient écrivain.

Jaenada, pour écrire cette histoire vraie, indique dans son „Avertissement“, qu’il est resté collé à la réalité au point que, s’il a découvert qu’une chemise était rouge, il a écrit qu’elle était rouge. En d’autres mots, il a résisté (ou essayé de résister) à cette transcendance du réel par l’invention, par ces subtils changements auxquels l’écrivain souvent se livre pour rendre le réel plus palpitant, plus extravagant. Là encore, il s’agira de voir où demeure le littéraire, et quelle valeur ajoutée par rapport au rapport purement documentaire il y aura.

Au-delà de ce retour du réel, l’on peut observer qu’un roman comme „Mécaniques du chaos“ de Daniel Rondeau (Grand Prix de l’Académie française) fictionnalise avec brio l’actualité politique en un thriller qui, malgré des débuts un peu plombés par la nécessité d’introduire sa vingtaine de personnages, finit par emporter l’adhésion. Plongeant dans les cités délaissées de la banlieue parisienne, dans les mondes de la diplomatie, des services secrets, des réfugiés et des djihadistes, Rondeau nous fait traverser le monde entier. Le roman de Rondeau dépasse une vision eurocentriste pour nous montrer que ce sont précisément de telles visions paternalistes qui sont à l’origine des conflits en Orient, ce qui le rapproche de l’„Art de perdre“ d’Alice Zeniter (Prix Goncourt des lycéens), dont la saga familiale tourne avant tout autour de la guerre d’Algérie. Enfin, le Deutscher Buchpreis, décerné à „Die Hauptstadt“ de Robert Menasse, plonge dans les ressorts de la Commission européenne – et commence avec un cochon qui détale dans les rues de Bruxelles.

Nous verrons, dans nos analyses, comment ces œuvres tirent à profit les ressorts de la fiction pour mieux saisir l’actualité et pour voir si ces romans essaient soit de la représenter de façon plus structurée qu’elle ne l’est, soit d’insister sur la nature profondément chaotique qu’a toujours la réalité au moment où on est en train de la vivre.


Le retour du moi

Le retour du moi autobiographique – et de l’autofiction– se fait ces jours-ci d’une façon assez particulière, avec tout d’abord la parution de l’imposant „Dossier M“ de Grégoire Bouillier, dont le Livre 1 a décroché le prix Décembre et dont le deuxième volet vient de paraître, les deux volumes lui faisant un total de presque 1.800 pages, à ce mystérieux „Dossier M“. Au cours de ce dernier, Grégoire Bouillier, à qui on devait déjà le très mince „Rapport sur moi“, raconte la tumultueuse histoire amoureuse qui le lie à une certaine M, histoire qui achoppe sur le suicide d’un certain Julien, par quoi commence le livre (on n’en dira pas plus, pour l’instant).

Ce retour du moi s’accompagne aussi de la volonté ou de la nécessité de tout dire. Dans son „Dossier M“, Grégoire Bouillier insiste sur le fait que, s’il digresse autant, mêlant ses réflexions à des considérations générales et sur le rugby et le football, des passages hilarants sur un Bouillier draguant diverses femmes au comptoir d’un bar autour d’un bol de chips, sur l’incompréhension qui existe entre les individus et qui fait que l’on ferait mieux de ne jamais se confier à autrui et j’en passe, c’est qu’il lui faut tout dire pour qu’on saisisse vraiment ce qui a eu lieu.

Cette nécessité de vouloir dire le monde dans son immense complexité se manifeste aussi chez Régis Jauffret, qui publie sa deuxième collection de microfictions, appelée sobrement „Microfictions 2018“ et composée de pas moins de 500 (!) récits, qui ne dépassent pas les deux pages et qui cherchent à raconter „toutes les vies à la fois“. Le monde est devenu indicible à mesure que nous nous enfonçons dans les univers virtuels, où chacun écrit et publie dans des enchâssements et ramifications incontrôlables, à mesure que l’envie de se dire soi-même devient nécessité de dire tout à la fois.

Enfin, Eric Chevillard tient, depuis plus de dix ans, un blog, „L’autofictif“, où l’on peut lire quotidiennement trois entrées et qui débouche chaque année sur une publication. En ce début d’année, les éditions de l’Arbre vengeur ont décidé de compiler les dix années en un seul bouquin, „L’autofictif ultraconfidentiel“, qui comporte donc 10.950 aphorismes souvent drôles, parfois philosophiques, toujours ironiques, le rapport au moi chez Chevillard étant toujours distancié.

„Un certain M. Piekielny“ de François-Henri Désérable répond à sa manière à cet appel du moi, mêlant enquête littéraire – qui était ce M. Piekielny, évoqué par Romain Gary dans son œuvre autobiographique „La promesse de l’aube“? –, enquête historique – ce M. Piekielny semble avoir disparu du globe sans avoir laissé de traces et il est fort vraisemblable qu’il a été enfermé dans le ghetto juif de Vilnius pour être ensuite assassiné par les nazis – et interrogation du rôle qu’ont joué, dans sa propre éducation, les pouvoirs de l’imaginaire.

Enfin, à la fin de cette série, nous verrons quelles tendances sont à observer dans la littérature luxembourgeoise – celle-ci va-t-elle à contrecourant des grandes lignes entr’aperçues au cours de nos réflexions ou les confirme-t-elle? – en nous focalisant sur les œuvres récemment primées.