Le Centenaire de l’Indépendance en 1939: une célébration dans l’esprit de son époque

Le Centenaire de l’Indépendance en 1939: une célébration dans l’esprit de son époque

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Au Luxembourg, comme dans d’autres pays européens, la période de l’entre-deux-guerres est marquée par une poussée nationaliste. Cela vaut aussi pour la politique culturelle au Grand-Duché, dont le portefeuille des „arts et sciences“ est assumé, avec une brève interruption, par le conservateur Joseph Bech entre 1921 et 1940. Pourtant, un événement majeur de cette époque reflète non seulement le contexte nationaliste, mais aussi la situation politique tendue en Europe. Il s’agit en l’occurrence du Centenaire de 1939, Célébré il y a 80 ans.

De Fabio Spirinelli

Déjà en 1989, l’historien Claude Wey s’est penché sur le Centenaire dans un article publié dans la revue Hémecht et en a retracé les origines. En effet, l’idée de commémorer le Centenaire du Traité de Londres de 1839 remonte à une note rédigée en 1934 par Albert Wehrer, conseiller de gouvernement. A ce stade, les réflexions n’incluent pas encore l’indépendance nationale comme motif de célébration. Le conseiller parle certes de la création d’un Etat indépendant en 1839, mais le qualificatif „indépendant“ est alors utilisé au sens plus restrictif, sans connotation nationaliste.

Or, ce discours évolue au cours des années; au plus tard en 1938, le Traité de Londres est réinterprété comme marquant „le véritable point de départ de notre indépendance nationale“. Certains documents officiels parlent même d’un „rétablissement“ de l’indépendance. Ils font ainsi référence au récit national, selon lequel le Luxembourg aurait déjà joui d’une indépendance au Moyen Âge. Or, à cette époque les relations de pouvoir étaient plus complexes et organisées selon d’autres critères que celles des Etats-nations qui vont se développer au 19e siècle. Face à la montée des tensions en Europe de la fin des années 1930 et des craintes d’une annexion par l’Allemagne, le gouvernement luxembourgeois reprend l’idée du Centenaire de l’Indépendance. Celui-ci a désormais pour objectif de présenter le Grand-Duché comme une nation indépendante, dirigée par une dynastie souveraine et garante de son statut. La célébration doit mettre en exergue la volonté du peuple luxembourgeois de rester indépendant. Alors que les communautés luxembourgeoises à l’étranger sont impliquées dans les festivités, les étrangers et immigrants vivant au Luxembourg ne jouent guère un rôle dans les réflexions des organisateurs. Ils deviennent une masse invisible.

Une mobilisation de la société

En 1938, le gouvernement met en place une commission nationale, présidée par Albert Wehrer, entretemps promu secrétaire général du gouvernement. Cette commission est chargée de coordonner l’organisation du Centenaire. Elle crée plusieurs sous-comités qui abordent chacun un aspect différent. Ces groupes de travail mobilisent les élites politiques, culturelles et économiques du pays: journalistes, écrivains, historiens, linguistes, architectes, ingénieurs ou fonctionnaires d’Etat. Les membres des comités, environ une soixantaine de personnes, dont une seule femme, délibèrent de sujets comme le drapeau national, la promotion de la langue luxembourgeoise, ou encore l’érection d’un Monument du Centenaire. La publication d’un Livre du Centenaire, déjà proposée par Wehrer en 1934, est envisagée, mais uniquement réalisée en 1948.

Pendant que des associations et des autorités locales à travers le pays organisent leurs propres manifestations dans le cadre du Centenaire, la célébration nationale tient lieu les 22 et 23 avril dans la capitale. Le cortège historique marque certainement un point fort du programme officiel. Dès sa phase conceptuelle, il est clair qu’il reviendrait à une mise en scène du récit national. Cette observation s’impose par exemple par la lecture de la brochure éditée pour le cortège. Enrichie d’illustrations d’un dessinateur français, elle doit expliquer au grand public les différentes étapes du cortège. Ainsi, l’insurrection du Trévire Indutiomar contre les Romains est interprétée comme une lutte pour „l’indépendance du pays“. Alors que l’époque médiévale, avec entre autres Jean l’Aveugle, se fait remarquer par une forte présence dans la narration, les auteurs de la brochure et les organisateurs du cortège omettent délibérément les souverains de l’époque dite des „dominations étrangères“. De même, ils mettent en valeur des personnages qui vivaient sur le territoire actuel du Luxembourg, comme le gouverneur Mansfeld. La disparition du Duché de Luxembourg en 1795 n’est point soulevée. Ainsi, la narration historique du cortège construit une continuité de la conscience et de l’histoire nationales qui pourtant n’a jamais existé de cette façon. Des événements du passé sont interprétés dans une optique téléologique qui présente la création de la nation luxembourgeoise comme une nécessité historique.

Pour capter la célébration d’avril 1939, le gouvernement commandite la réalisation du Film du Centenaire. Malgré son orientation clairement propagandiste, ce film est une source importante pour les historiens. Il capte ce qui est autrement difficilement concevable à partir des documents écrits: le déroulement du cortège, la décoration et l’illumination de la capitale, la présence des symboles nationaux, la mobilisation de toutes les classes de la société. Pour que les messages du Centenaire puissent aussi être diffusés au-delà des frontières nationales, on prévoit de projeter le film dans des villes à l’étranger. En nous basant sur les sources, nous pouvons conclure avec certitude que le film fut au moins montré à Paris.

Pas de protection contre l’invasion

Dans le cadre du Centenaire, les autorités utilisent pleinement l’histoire du Luxembourg à des fins politiques et mettent en scène l’idée nationale. De plus, le Centenaire est censé présenter aux autres pays, et surtout à l’Allemagne avec ses ambitions annexionnistes, le Luxembourg comme une nation légitime avec des origines anciennes. Ce discours n’est pas uniquement diffusé par les hommes politiques, mais les historiens y contribuent également. Un exemple illustre est celui de Joseph Meyers, professeur d’histoire et conservateur au musée d’histoire, qui participe à la conceptualisation du cortège historique. Il publie en 1939 un livre intitulé „Geschichte Luxemburgs“, dans lequel il réutilise les aspects saillants du récit national, entre autres le mythe des „dominations étrangères“.

Pourtant, la grande célébration et la mobilisation dans le cadre du Centenaire ne peuvent pas protéger le Luxembourg contre une invasion. L’Allemagne occupe le Grand-Duché à peine un an plus tard. Les occupants allemands instrumentalisent, à leur tour, l’histoire pour pousser leurs idées politiques et adaptent ainsi la narration à leur idéologie.
L’exercice de 1939 est répété 50 ans plus tard, dans une moindre envergure. Un cortège n’est plus organisé, mais on monte une grande exposition intitulée „De l’Etat à la nation“. Le contexte de 1989 diffère aussi de celui de 1939. Les craintes quant à une annexion par les pays voisins ont cédé leur place à des incertitudes sur la durabilité de l’identité nationale dans une Europe commune.

Ainsi, nous pouvons lire dans le rapport du ministère des Affaires culturelles de l’année 1990: „La célébration du 150e anniversaire de notre indépendance nationale a clairement montré qu’il fallait continuer, surtout en vue de 1993, d’affirmer notre identité culturelle et de développer des initiatives qui sont promotrices de notre patrimoine culturel.“
Avec l’année 1993, le rapport fait référence à rien d’autre que la création du marché unique par le traité de Maastricht.